Des disques sur la Lune
Un chercheur français va bientôt envoyer une bonne partie du savoir humain sur le satellite naturel de la Terre.
Un soir de novembre, à l’observatoire du Teide, à Tenerife, un scientifique sort de sa sacoche un objet étrange : il s’agit d’un morceau de Lune, décroché à la suite d’une collision, attiré jusqu’à la Terre par son champ gravitationnel et retrouvé par un chasseur de météorites. Le scientifique, passionné par la Lune, ne s’en sépare pas. Jean-Philippe Uzan, physicien-théoricien, cosmologiste, directeur de recherche au CNRS et codirecteur pendant quatre ans (avec Cédric Villani) de l’Institut Henri-Poincaré, n’a rien du rat de laboratoire ennuyeux. A presque 50 ans, cet adepte du surf, fan de musique en tout genre, est un homme heureux. Il s’apprête à concrétiser un pari fou (avec huit autres scientifiques) : faire déposer sur la Lune des disques afin de laisser une trace de notre passage sur Terre pour l’humanité future.
« J’adore la Lune et, à défaut d’y aller, j’ai pensé y faire déposer un objet… »
800 grammes. Si incroyable que cela puisse paraître, cette tentative de diffusion extraterrestre d’informations sur l’humanité est partie d’une simple plaisanterie. « J’adore la Lune et, à défaut d’y aller, j’ai pensé y faire déposer un objet. J’ai partagé ce rêve avec Benoît Faiveley, un ami lui aussi un passionné de l’espace et de la conquête spatiale, qui, quelque temps plus tard, m’a annoncé qu’il avait rencontré un groupe d’ingénieurs allemands développant un module lunaire qui devait être lancé par SpaceX. Ces derniers ont accepté d’accueillir 800 grammes à bord de leur mission lunaire. La plaisanterie s’est alors transformée en mission : le projet Sanctuary est né ! »
Cet original aime remettre en question l’ordre établi. Issu d’un milieu modeste, l’ex-élève du lycée Saint-Louis de Paris refuse Polytechnique, trop rigide à son goût. Il intègre les Mines, où il apprend la langue des Inuits. Son tempérament bretteur le mène à s’attaquer à un apparent oxymore : les constantes sont-elles constantes ? Une constante physique est une quantité universelle qui a une valeur constante dans le temps. « Elles n’ont aucune raison de l’être : cela renvoie à une problématique plus profonde, celle du principe d’équivalence, un principe clé au coeur de la relativité générale d’Einstein. Il s’agit alors de savoir s’il est possible de tester la constance des constantes. » L’affirmative l’a emporté, un élément important dans le cadre de la redéfinition du Système international d’unités – qui relie ces dernières, comme le mètre ou le kilogramme, à la valeur d’un jeu de constantes –, entérinée le 16 novembre 2018 à Versailles, où le scientifique a été convié pour une conférence plénière.
Intimidant pour les néophytes, ce champ de recherche invite néanmoins à un vertige métaphysique. Les images produites par les sondes et l’annonce de l’existence d’objets comme les trous noirs suscitent régulièrement l’intérêt des médias. La cote de popularité de la cosmologie devrait encore être dopée par le projet Sanctuary, qui, un demisiècle après le premier pas sur l’astre de la nuit, « laissera un témoignage d’Homo sapiens d’aujourd’hui ».
Projet participatif. En pratique, les données ont été gravées sur dix disques de saphir de 9 centimètres de diamètre, accueillant chacun 3 milliards de pixels de 1,3 micron. « On peut considérer cet objet comme une oeuvre d’art qui abrite des connaissances sur l’humanité, ses problèmes et sa diversité. Il s’agit de multiples infographies sur des sujets variés, allant de la montée des océans à la physique des particules, en passant par la diversité des langues humaines. » Les disques contiennent donc des informations très sérieuses : la Déclaration universelle des droits de l’homme en 16 langues, des données sur l’état de notre planète, le génome humain, mais pas seulement… « On a invité les gens à nous envoyer des photos d’eux. Cette collection de clichés venus des quatre coins du monde illustre la diversité de l’humanité. Mais les disques contiennent aussi du savoir inutile, comme des règles de plusieurs jeux (dés, échecs, awélé…), l’art de faire des bracelets… » Il s’agit donc d’une vision subjective de l’humanité, même si l’équipe aborde aussi l’évolution de la mortalité ou les causes de décès.
« On peut les considérer comme une oeuvre d’art qui abrite des connaissances sur l’humanité, ses problèmes et sa diversité. »
Si nous sommes les premiers destinataires des disques – qu’on pourra consulter sur Internet –, les suivants pourraient bien être les archéologues d’un futur ancien: « Ces disques ont une durée de vie de 500 000 ans. Mais que sera l’homme dans 5 000 ou 10 000 ans ? Il pourrait y avoir une période de latence de 10 000 ans, au terme de laquelle on reviendrait sur la Lune. » Le spécialiste du big bang évoque aussi la possibilité que ces archéologues de demain soient d’origine extraterrestre. « Je ne peux pas le prouver, mais il est fort probable qu’il y ait de la vie extraterrestre. Mais s’agit-il d’une vie intelligente ? » La vie extraterrestre serait d’ailleurs plus proche qu’on ne le pense. Encelade, un des satellites de Saturne, abrite un océan couvert par la glace qui pourrait receler des formes de vie microscopiques.
Métaphysique. Trouver de la vie hors de notre planète permettrait de répondre aux questions sur les origines de nos existences. « Il s’agit d’une question scientifique très importante pour comprendre l’apparition et la particularité du vivant sur Terre. » Les implications métaphysiques d’une telle découverte seraient majeures. Cela pourrait même perturber certaines croyances religieuses. Dans la communauté scientifique, l’articulation entre science et religion n’est pas évidente. Jean-Philippe Uzan esquive d’ailleurs la question en nous citant l’exemple de Georges Lemaître, chanoine et astrophysicien, qui fut un adepte de la discordance entre foi et recherche scientifique. Ce dernier, pourtant dévot, avait écrit au pape pour l’inciter à ne pas utiliser le big bang comme justification de la réalité de la narration biblique. Au final, il s’agit de deux univers distincts. Comme le souligne notre interlocuteur dans son dernier ouvrage, « Big bang : comprendre l’Univers depuis ici et maintenant » (Flammarion) : « La cosmologie implique d’accepter sans a priori ce que [les découvertes] dévoilent pudiquement de l’Univers, sans lui imposer nos fantasmes inspirés par le bon sens ou les croyances. »
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