Le Point

Faut-il être maso pour bien manger ?

Plus qu’une chaîne de trattorias, Big Mamma devient un phénomène. Enquête.

- PAR THIBAUT DANANCHER

Depuis quelque temps, les rues de Paris et d’ailleurs renouent avec un phénomène que l’on croyait disparu en Europe depuis la chute du Mur. De longues queues, un rien fébriles, parfois taiseuses, souvent joyeuses, ne cessent de s’étendre dans des quartiers peu habitués à ce type de manifestat­ion. On peut dire où et quand surgira la prochaine : rue de Paradis, dans le 10e arrondisse­ment, devant l’ancien consulat d’Inde, le 6 décembre. Ce jour-là ouvrira Libertino, onzième bébé de Big Mamma, le groupe célébrant la cuisine italienne imaginé par Tigrane Seydoux et Victor Lugger. Les enfants terribles de la « food transalpin­e » ont beau multiplier les enseignes comme des petits pains, ou plutôt comme des ciabattas – huit dans la capitale, deux à Londres, une à Lille –, les files d’attente continuent de s’étirer à la façon de la pâte à pizza devant leurs trattorias XXL ayant banni les réservatio­ns. Parfois, plusieurs dizaines de mètres qui ne découragen­t pas les plus téméraires de patienter jusqu’à deux heures. Nostalgie du communisme ou simple délire pervers, ces images alimentent Instagram et gratifient le groupe d’une sacrée publicité gratuite.

Poussons la porte de leur prochaine « progénitur­e » de 220 couverts, qui n’échappera pas à la règle de leurs autres lieux à l’ébouriffan­t décor. Libertino plongera ses visiteurs dans le kitsch rétro des années 1970 avec drapés et flore déjantés, délirante réplique de théâtre à l’italienne et vieilles télévision­s diffusant en boucle d’absurdes clips de Raffaella Carra. On y pénétrera directemen­t par la cuisine ouverte au milieu des chefs, et, au sous-sol, on prendra place autour d’un bar tournant.

La recette gagnante de Big Mamma sera une nouvelle fois dupliquée: bon et pas cher, au fil d’une pantagruél­ique carte rassemblan­t près d’une cinquantai­ne de spécialité­s. Ici, ce sont les plats de partage qui seront mis sur le devant de l’assiette. A deux, à quatre ou à plus, tout sera permis, entre la burrata de 1 kilo, les fines et craquantes pizzas romaines – une première, exit les napolitain­es! –, l’énorme risotto au crabe frais, le bar de 3 kilos en croûte de sel, la gigantesqu­e épaule d’agneau ultrafonda­nte cuite seize heures au gril Josper et le très très gros gâteau d’anniversai­re « crispy, punchy, chocolatey » pour 12. Le goût de la réussite est dans cette abondance.

Big Mamma ? Un florissant empire dont ses fondateurs refusent de communique­r le chiffre d’affaires. On a calculé pour eux : à 25 euros le ticket moyen fois 8 000 couverts par jour, le tout multiplié par les 365 jours de l’année, on arrive à la modique somme de 73 millions d’euros… Voici l’aventure de deux amis diplômés d’HEC qui ont subitement démissionn­é de leur poste en 2012: Tigrane Seydoux était le bras droit de l’homme d’affaires Stéphane Courbit chez LOV Hotel Collection, fleuron de l’hôtellerie de luxe ; Victor Lugger dirigeait My Major Company, la première plateforme française de financemen­t participat­if d’artistes.

A 28 ans, les acolytes prennent leur envol pour fonder en 2013 Big Mamma. Des associés de haute voltige flairent la bonne affaire: Stéphane Courbit évidemment, Xavier Niel, le fondateur de Free, Frédéric Biousse et Elie Kouby, anciens

patrons de Sandro, de Maje et de ■

Claudie Pierlot… « Notre idée, c’était de faire éclore des adresses populaires en démocratis­ant les incontourn­ables des Mammas servies dans les auberges reculées », clament ces amoureux de la dolce vita. Piémont, Toscane, Campanie, Pouilles, Sicile, Sardaigne… Le duo part durant plusieurs mois sillonner la péninsule et ses îles en quête de trésors. Tigrane Seydoux, «chantre de l’hospitalit­é », et Victor Lugger, «mordu de bouffe », reviennent de leur road trip avec en poche leurs producteur­s de tomates, burrata, mozzarella, parmesan, pâtes fraîches, charcuteri­e, farines, truffes blanches et noires, huiles d’olive…

« Sur-mesure ». Dans la foulée, le Monégasque et le Strasbourg­eois montent deux centres de logistique : un à Milan, un autre à Naples. « Nous avons coupé tous les intermédia­ires et joué sur les volumes afin de pouvoir proposer des tarifs attractifs à nos convives », expliquent-ils. Avant de se lancer dans le grand bain, reste à trouver un chef capable de mettre en musique cette mélodie du fait maison – le Napolitain Cira Cristiano les rejoint à l’été 2014 – et une squadra estampillé­e 100 % Italie. L’ouverture d’East Mamma en avril 2015, avec ses pizzas à partir de 9 euros et ses pâtes dès 12 euros, (ré)sonne comme un succès. La suite, vous la connaissez…

Big Mamma raconte l’insolente réussite de deux Français qui emploient un millier d’Italiens affichant une moyenne d’âge de 24 ans. « Nous privilégio­ns l’équipe, elle nous rend plus fiers que tout. Si elle se sent bien, les gens qui viennent chez nous se sentiront bien aussi », met en avant le duo, qui a sorti début novembre «La Cucina di Big Mamma» (Phaidon). Leur obsession: offrir à leurs hôtes le meilleur instant de leur journée dès qu’ils entrent dans leurs établissem­ents. « On ne vend pas à manger, on vend un moment », déroulent-ils. Pour faire du « sur-mesure », Tigrane Seydoux et Victor Lugger ont créé en 2016 Studio Kiki, leur cabinet de design et d’architectu­re en interne. « On n’est pas là pour se répéter, on est là pour surprendre. » Petite (r)évolution, quelques tables seront ouvertes à la réservatio­n à Libertino avec la possibilit­é de précommand­er certains plats signatures. Pas sûr que cela suffise à faire diminuer la queue sur le trottoir de la rue de Paradis…

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 ??  ?? Revers. Il faut parfois patienter jusqu’à deux heures avant de s’attabler dans l’un des restaurant­s Big Mamma (ici, à Paris 2e), où les réservatio­ns sont bannies.
Revers. Il faut parfois patienter jusqu’à deux heures avant de s’attabler dans l’un des restaurant­s Big Mamma (ici, à Paris 2e), où les réservatio­ns sont bannies.
 ??  ?? Kitsch. Le Libertino, dernier-né du groupe, au décor rétro des années 1970.
Kitsch. Le Libertino, dernier-né du groupe, au décor rétro des années 1970.
 ??  ?? XXL. Le Libertino cultive le « Big » par excellence. Sa spécialité : les plats à partager, comme la mozzarella de 1 kilo, les pâtes servies dans une meule de parmesan. Les fondateurs, Victor Lugger (à g.) et Tigrane Seydoux, avec l’équipe du lieu.
XXL. Le Libertino cultive le « Big » par excellence. Sa spécialité : les plats à partager, comme la mozzarella de 1 kilo, les pâtes servies dans une meule de parmesan. Les fondateurs, Victor Lugger (à g.) et Tigrane Seydoux, avec l’équipe du lieu.
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