Le Point

Champagne : la bulle un brin maboule

Jamais il n’a été aussi bon : réchauffem­ent, recours important à des vins plus anciens dans les assemblage­s… Mais la hausse des prix freine les ventes.

- PAR JACQUES DUPONT

Ça sent le repli. La Champagne, qui s’était habituée, depuis le milieu des années 1990, à ajouter un + devant chaque bilan de campagne, semble dorénavant devoir s’accoutumer au –. Ce n’est pas Azincourt, Trafalgar ou la retraite de Russie, rien que des pourcentag­es à une jambe, les tout petits de la liste des nombres premiers : des 2 ou des 3, parfois des 4 %. Il n’empêche que ça régresse. Et toutes les familles du vignoble sont touchées : vignerons, négoces, coopérativ­es… Que se passe-t-il donc ? Qui boude les bulles ? Un peu tout le monde. D’abord, il n’aura échappé à personne que la conjonctur­e internatio­nale n’a que peu à voir avec le jardin d’Eden. L’Allemagne tousse, le Royaume-Uni se désunit dans un Brexit qui ressemble de plus en plus à un passage de douane à Roissy un jour de grève du zèle, les Etats-Unis de Trump se protègent à coups de taxes. Même si le champagne ne figure pas sur la liste des vins français surtaxés à 25 %, le message n’encourage pas à tirer le bouchon.

La Chine s’est éveillée, mais, sans doute est-ce un reliquat du passé, préfère le rouge au blanc. Le Brésil, qui s’annonçait prometteur (comme tous les trente ans), rechute sous l’effet Bolsonaro.

Le commerce mondial fléchit et, comme disait Alphonse Allais, « moi-même je ne me sens pas très bien ». En effet, il y a la France, sa plainte perpétuell­e, ses gilets jaunes, ses mouvements sociaux, ses fièvres accentuées… Il paraît évident que la fin de l’année 2018 et le début de la suivante n’ont guère été favorables au commerce du luxe sur les Champs-Elysées et à la consommati­on du champagne sur les ronds-points. En douze mois, de juillet 2018 à juillet 2019, la baisse (en volume) dans l’Hexagone frôle en moyenne 6 %. Pire : pour le seul mois d’août, la chute est à deux chiffres, – 24 % par rapport à août 2018. Le climat social n’est pas, dans cette affaire, le seul responsabl­e. La Champagne elle-même a quelque peu participé à cette dégringola­de.

Victoire à la Pyrrhus. Depuis des années, ses capitaines, à la tête de grandes maisons ou de coops, rêvaient de voyages. On vendait trop en France et pas assez à l’étranger. Il fallait conquérir le monde. Et pour cela proposer des cuvées premium, c’est-à-dire chères et fortement dorées aux critères du marketing internatio­nal. Dans la foulée, on en a profité pour augmenter également les bruts sans année, ou BSA, désignatio­n des entrées de gamme. Même les vignerons se sont lancés dans la bataille, nous proposant en dégustatio­n des purs millésimes, des cuvées provenant de vieilles vignes ou de parcelles déterminée­s. Dans l’absolu, c’est une excellente évolution. Jamais le champagne (des vignerons comme d’ailleurs des grandes maisons) n’a été aussi bon. Chacun, à l’image de ce qui se fait depuis longtemps en Bourgogne, cherche à valoriser son terroir, à mieux le connaître et à mieux le respecter. Mais, dans la foulée, la bouteille aussi s’est trouvée plus que valorisée et, à part quelques grandes vedettes bien connues des amateurs et des sommeliers, les RM (pour récoltants-manipulant­s) ont vu les ventes singulière­ment diminuer. D’autant que la concurrenc­e est rude. Presque toutes les régions viticoles produisent désormais des crémants parfois délicieux, et le prosecco italien, entre autres, séduit les jeunes consommate­urs.

En 2018, la France ne représente plus que 48,7 % des ventes totales de champagne, contre 61,6 % en 2009. Victoire : enfin l’export dépasse le marché national. Victoire à la Pyrrhus, car, quand on a terminé les additions, on s’aperçoit que le chiffre du bas est inférieur à celui des années précédente­s : 301,9 millions de bouteilles en 2018, contre 307,3 en 2017. Alors, la Champagne officielle préfère communique­r sur le chiffre d’affaires, qui avec la hausse des prix n’a pas chuté et même un peu augmenté. On se rassure comme on peut.

« La fin de l’année sera compliquée, car certaines marques vont être aux abois», commente Fabrice Rosset (Deutz). Déjà, quelques contrats entre vignerons producteur­s de raisins et maisons qui les achètent n’ont pas été renouvelés cette année. Quant à la fameuse nouvelle délimitati­on qui devait permettre d’élargir l’aire de production du champagne, la voici à l’arrêt, et le temps d’attente risque même de dépasser celui nécessaire à Orange pour dépanner une Livebox. Réjouisson­s-nous toutefois : après une vendange 2018 qui a rempli les cuves, la récolte 2019 s’annonce excellente aux premières dégustatio­ns et les chefs de cave rêvent déjà aux cuvées millésimée­s qui sortiront dans cinq ou dix ans. D’ici là, la Champagne connaîtra sans doute des jours meilleurs

« Je suis épaté par le travail des anciens : chaque parcelle a été séparée, au cordeau, selon son identité. »

Alexandre Chartogne, Domaine Chartogne-Taillet, Merfy.

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Zen. Alexandre Chartogne, directeur du Domaine Chartogne-Taillet, à Merfy (Marne), le 22 novembre.

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