Le Point

Les esclaves antiques, ancêtres de nos robots ?

L’historien Paulin Ismard consacre un livre à l’esclavage dans l’Antiquité. Une base, selon lui, pour réfléchir au futur statut juridique de l’intelligen­ce artificiel­le.

- PROPOS RECUEILLIS PAR ROMAIN BRETHES ET CHRISTOPHE ONO-DIT-BIOT

Notre démocratie se rêve en héritière de la démocratie grecque, mais elle a oublié un point fondamenta­l : dans la Grèce et la Rome antiques, la république s’est fondée sur l’esclavage, et nous en portons aujourd’hui l’héritage. C’est la thèse soutenue par le brillant historien de l’Antiquité Paulin Ismard dans son nouveau livre, « La cité et ses esclaves » (Seuil), où il explique aussi que cette pratique ancienne est aujourd’hui étudiée par les juristes contempora­ins pour définir les droits des robots et de l’intelligen­ce artificiel­le

L’Occident, qui se gargarise du «miracle» de la démocratie athénienne, se serait donc aveuglé. Ce «miracle» reposait sur une atrocité: l’esclavage d’Etat. Vous voulez désespérer les démocrates? Paulin Ismard :

Mais non ! Il demeurera toujours dans cette innovation politique et historique qu’a été la cité grecque des choses qu’on peut encore admirer aujourd’hui: une formidable capacité à réfléchir sur ses propres lois et à délibérer, par exemple. Mais il est vrai que l’institutio­n esclavagis­te était au coeur du fonctionne­ment de la

cité. Le rapport au corps a une grande importance dans ■ la civilisati­on grecque. On le perçoit à travers la statuaire ou les concours athlétique­s. Mais cette exaltation du corps est impensable s’il n’y a pas d’autres corps soumis, définis comme des propriétés entre les mains d’individus libres et qui s’acquittent des tâches les plus dures pendant que les autres vont au gymnase. Ce n’est pas un hasard si la loi athénienne la plus ancienne au sujet des esclaves est justement celle qui leur en interdit l’accès.

Combien d’esclaves compte, par exemple, une cité-Etat comme Athènes?

C’est impossible à dire exactement, car nos sources sont trop fragmentai­res et incomplète­s. La démographi­e historique au sujet de l’Antiquité classique est une science impossible. On ne sait même pas non plus avec précision quel était le nombre exact de citoyens dans l’Athènes classique du Ve siècle avant J.-C. On estime en tout cas la population des esclaves à 30 à 50 % de la population totale de la cité. Quelques textes laissent aussi imaginer l’importance des marchés d’esclaves. Même s’il exagère probableme­nt, le géographe Strabon affirme par exemple que sur l’île de Délos, dans les Cyclades, 10 000 esclaves étaient vendus tous les jours au IIe siècle avant J.-C. On sait également, grâce à quelques informatio­ns dispersées chez les auteurs anciens et dans les inscriptio­ns, que les esclaves étaient très peu chers, si l’on compare avec les prix pratiqués dans les sociétés esclavagis­tes américaine­s des XVIIIe et XIXe siècles. Notamment parce que le coût de transport des esclaves était bien moindre et que leur quantité se renouvelai­t constammen­t grâce à la guerre – « une chasse aux esclaves », disait Max Weber.

Il n’existait donc pas de critères ethniques dans l’esclavage antique?

Non, cette dimension de supériorit­é raciale qui aura cours dans la traite atlantique n’existe pas. Il y a bien sûr, comme dans toute société, des préjugés culturels au sujet de population­s non grecques (les Thraces, les Scythes ou les peuples d’Asie), mais ceux-ci ne légitiment pas la réduction en esclavage. La meilleure preuve en est qu’une grande partie des esclaves en Grèce sont grecs eux-mêmes. Une réalité qui sera d’ailleurs critiquée par certains auteurs comme Platon ou Isocrate, au nom du panhelléni­sme, cette aspiration à unir l’ensemble des cités grecques. Isocrate, dans son « Panégyriqu­e », condamne ceux qui « partent chaque jour en campagne contre des Grecs et s’en font des esclaves ».

Oui, mais pas au point de dénoncer la nature de l’esclavage !

Ah non. Chez Platon, il y a des esclaves partout, notamment dans la cité idéale qu’il décrit dans « Les lois ». Ce qui semble à nos yeux difficilem­ent compréhens­ible, c’est que les Grecs ont finalement très peu questionné le fait esclavagis­te. J’ouvre le livre sur un texte du IIe siècle, « Les Deipnosoph­istes », où l’on voit de riches savants grecs et romains en train de banqueter. Presque par hasard, alors que la conversati­on portait sur la vaisselle de table, l’un d’eux se met à évoquer les esclaves. Un frisson parcourt l’assemblée des convives, qui ont bien conscience que la prospérité de leur monde repose sur l’esclavage – ils évoquent même brièvement quelques cas de révoltes d’esclaves –, mais le sujet est clos au bout de quelques minutes. En fait, c’est un non-sujet. Mon hypothèse est que toute la pensée occidental­e s’est fondée sur un refoulé de la question esclavagis­te. L’esclave est cantonné à une sphère domestique et économique, au sens littéral du terme, c’est-à-dire la vie de l’oikos, la « maisonnée » en grec.

« Le juriste Ugo Pagallo défend l’instaurati­on du “pécule digital”, grâce auquel les robots seraient tenus personnell­ement responsabl­es de leur action. »

Aristote, pourtant, réfléchit à une société sans esclaves, qui seraient remplacés par des machines, qu’il appelle des « automates »…

Il en parle en effet dans « La politique », où il fait référence aux statues de l’architecte et inventeur Dédale qui s’animent toutes seules ou aux fameux trépieds sculptés par le dieu Héphaïstos qui servent les dieux chez Homère et se déplacent tout seuls. Mais cela relève de la pure utopie, même pour lui. En revanche, sa remarque est tout à fait éclairante pour notre époque, où il est question, selon certains, de remplacer le prolétaria­t par le robotariat ou l’intelligen­ce artificiel­le.

Pour les Grecs, néanmoins, certaines tâches ne pouvaient être effectuées que par des humains, comme ces «esclaves publics», chargés de l’administra­tion de la cité, que vous comparez à nos énarques…

En effet, de nombreuses tâches administra­tives (tenir les archives, assurer l’ordre dans les tribunaux) étaient réglées par des esclaves appelés dêmosioi. Ils permettaie­nt aux citoyens de se consacrer pleinement à la vie de la cité et de décider, l’esprit libre, des grandes orientatio­ns politiques de la cité, car administre­r n’était pas gouverner. Ces esclaves lettrés, qui étaient sans doute les plus chers sur les marchés, pouvaient accomplir des missions rares. Dans les grandes familles romaines, les précepteur­s étaient d’ailleurs, souvent, des esclaves grecs. Esope, l’auteur des fameuses fables dont s’est inspiré notre La Fontaine, ou le philosophe stoïcien Epictète étaient des esclaves. Mais ces esclaves privilégié­s sont évidemment une minorité. On peut leur opposer les dizaines de milliers d’esclaves travaillan­t dans les mines du Laurion, dans

des conditions épouvantab­les, ou ceux qui fournissai­ent une main-d’oeuvre importante des ateliers artisanaux de la cité.

Existait-il une fonction sexuelle de l’esclave ?

Oui, c’est une dimension fondamenta­le dans l’esclavage féminin et masculin. Il faut rappeler que la prostituti­on est tout à fait légale en Grèce. On compte de très nombreuses maisons closes dans une ville comme Athènes. La prostituti­on est organisée par les magistrats, qui prélèvent d’ailleurs des taxes sur cette activité. Certaines des fameuses « hétaïres », ces courtisane­s qui peuplent les banquets des hommes libres et dont le modèle est Aspasie, la maîtresse de Périclès, étaient d’ailleurs des esclaves. Des partisans de la libéralisa­tion de la prostituti­on se réfèrent aujourd’hui à l’Antiquité en convoquant des figures supposémen­t libres de prostituée­s, mais ce rapprochem­ent ne me semble guère pertinent car, en Grèce, on ne peut dissocier l’usage marchand de la sexualité de l’institutio­n esclavagis­te.

Vous affirmez aussi que le droit romain de l’esclavage permet de définir le statut juridique des robots…

Le Parlement européen lui-même a considéré en 2017 que la personnali­té juridique des robots était un horizon inévitable. Prenons l’exemple des voitures sans chauffeur qui peuvent causer des accidents. Qui est responsabl­e dans ce cas ? Le propriétai­re ? Le constructe­ur ? Qui réparera le dommage causé à un tiers ? En même temps, concevoir que les robots puissent acquérir le statut de personne est évidemment problémati­que. La leçon des droits antiques est alors très précieuse, et c’est la raison pour laquelle des juristes contempora­ins s’y intéressen­t. L’esclave n’y est pas en effet une personne de plein droit, mais c’est un sujet de droit qui, dans certaines situations, peut se voir reconnaîtr­e une autonomie. L’esclavage gréco-romain, loin de n’être qu’une référence imaginaire, offre ainsi une ressource effective pour penser les enjeux contempora­ins de l’intelligen­ce artificiel­le. Un juriste comme Ugo Pagallo a élaboré une théorie juridique de la robotique fondée sur l’analogie avec le droit romain de l’esclavage et notamment du «pécule», une somme d’argent dont étaient dotés les esclaves pour conduire certaines affaires. Il défend notamment l’instaurati­on du pécule digital (digital peculium), grâce auquel les robots seraient tenus personnell­ement responsabl­es de leur action, pour un certain montant fixé sur la base d’un pécule dont ils seraient dotés (par le propriétai­re ou, plus vraisembla­blement, par le constructe­ur). Ce dispositif protégerai­t le tiers contractan­t avec le robot, en même temps que la responsabi­lité du fabricant ou du possesseur serait garantie contre ses dysfonctio­nnements. Où l’on voit qu’une institutio­n que nous prétendons abolie en vient à offrir des ressources pour penser l’extrême modernité et les droits de nos partenaire­s technologi­ques !

■ « La cité et ses esclaves. Institutio­n, fictions, expérience­s », de Paulin Ismard (Seuil, 384 p., 24,90 €).

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