Les esclaves antiques, ancêtres de nos robots ?
L’historien Paulin Ismard consacre un livre à l’esclavage dans l’Antiquité. Une base, selon lui, pour réfléchir au futur statut juridique de l’intelligence artificielle.
Notre démocratie se rêve en héritière de la démocratie grecque, mais elle a oublié un point fondamental : dans la Grèce et la Rome antiques, la république s’est fondée sur l’esclavage, et nous en portons aujourd’hui l’héritage. C’est la thèse soutenue par le brillant historien de l’Antiquité Paulin Ismard dans son nouveau livre, « La cité et ses esclaves » (Seuil), où il explique aussi que cette pratique ancienne est aujourd’hui étudiée par les juristes contemporains pour définir les droits des robots et de l’intelligence artificielle
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L’Occident, qui se gargarise du «miracle» de la démocratie athénienne, se serait donc aveuglé. Ce «miracle» reposait sur une atrocité: l’esclavage d’Etat. Vous voulez désespérer les démocrates? Paulin Ismard :
Mais non ! Il demeurera toujours dans cette innovation politique et historique qu’a été la cité grecque des choses qu’on peut encore admirer aujourd’hui: une formidable capacité à réfléchir sur ses propres lois et à délibérer, par exemple. Mais il est vrai que l’institution esclavagiste était au coeur du fonctionnement de la
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cité. Le rapport au corps a une grande importance dans ■ la civilisation grecque. On le perçoit à travers la statuaire ou les concours athlétiques. Mais cette exaltation du corps est impensable s’il n’y a pas d’autres corps soumis, définis comme des propriétés entre les mains d’individus libres et qui s’acquittent des tâches les plus dures pendant que les autres vont au gymnase. Ce n’est pas un hasard si la loi athénienne la plus ancienne au sujet des esclaves est justement celle qui leur en interdit l’accès.
Combien d’esclaves compte, par exemple, une cité-Etat comme Athènes?
C’est impossible à dire exactement, car nos sources sont trop fragmentaires et incomplètes. La démographie historique au sujet de l’Antiquité classique est une science impossible. On ne sait même pas non plus avec précision quel était le nombre exact de citoyens dans l’Athènes classique du Ve siècle avant J.-C. On estime en tout cas la population des esclaves à 30 à 50 % de la population totale de la cité. Quelques textes laissent aussi imaginer l’importance des marchés d’esclaves. Même s’il exagère probablement, le géographe Strabon affirme par exemple que sur l’île de Délos, dans les Cyclades, 10 000 esclaves étaient vendus tous les jours au IIe siècle avant J.-C. On sait également, grâce à quelques informations dispersées chez les auteurs anciens et dans les inscriptions, que les esclaves étaient très peu chers, si l’on compare avec les prix pratiqués dans les sociétés esclavagistes américaines des XVIIIe et XIXe siècles. Notamment parce que le coût de transport des esclaves était bien moindre et que leur quantité se renouvelait constamment grâce à la guerre – « une chasse aux esclaves », disait Max Weber.
Il n’existait donc pas de critères ethniques dans l’esclavage antique?
Non, cette dimension de supériorité raciale qui aura cours dans la traite atlantique n’existe pas. Il y a bien sûr, comme dans toute société, des préjugés culturels au sujet de populations non grecques (les Thraces, les Scythes ou les peuples d’Asie), mais ceux-ci ne légitiment pas la réduction en esclavage. La meilleure preuve en est qu’une grande partie des esclaves en Grèce sont grecs eux-mêmes. Une réalité qui sera d’ailleurs critiquée par certains auteurs comme Platon ou Isocrate, au nom du panhellénisme, cette aspiration à unir l’ensemble des cités grecques. Isocrate, dans son « Panégyrique », condamne ceux qui « partent chaque jour en campagne contre des Grecs et s’en font des esclaves ».
Oui, mais pas au point de dénoncer la nature de l’esclavage !
Ah non. Chez Platon, il y a des esclaves partout, notamment dans la cité idéale qu’il décrit dans « Les lois ». Ce qui semble à nos yeux difficilement compréhensible, c’est que les Grecs ont finalement très peu questionné le fait esclavagiste. J’ouvre le livre sur un texte du IIe siècle, « Les Deipnosophistes », où l’on voit de riches savants grecs et romains en train de banqueter. Presque par hasard, alors que la conversation portait sur la vaisselle de table, l’un d’eux se met à évoquer les esclaves. Un frisson parcourt l’assemblée des convives, qui ont bien conscience que la prospérité de leur monde repose sur l’esclavage – ils évoquent même brièvement quelques cas de révoltes d’esclaves –, mais le sujet est clos au bout de quelques minutes. En fait, c’est un non-sujet. Mon hypothèse est que toute la pensée occidentale s’est fondée sur un refoulé de la question esclavagiste. L’esclave est cantonné à une sphère domestique et économique, au sens littéral du terme, c’est-à-dire la vie de l’oikos, la « maisonnée » en grec.
« Le juriste Ugo Pagallo défend l’instauration du “pécule digital”, grâce auquel les robots seraient tenus personnellement responsables de leur action. »
Aristote, pourtant, réfléchit à une société sans esclaves, qui seraient remplacés par des machines, qu’il appelle des « automates »…
Il en parle en effet dans « La politique », où il fait référence aux statues de l’architecte et inventeur Dédale qui s’animent toutes seules ou aux fameux trépieds sculptés par le dieu Héphaïstos qui servent les dieux chez Homère et se déplacent tout seuls. Mais cela relève de la pure utopie, même pour lui. En revanche, sa remarque est tout à fait éclairante pour notre époque, où il est question, selon certains, de remplacer le prolétariat par le robotariat ou l’intelligence artificielle.
Pour les Grecs, néanmoins, certaines tâches ne pouvaient être effectuées que par des humains, comme ces «esclaves publics», chargés de l’administration de la cité, que vous comparez à nos énarques…
En effet, de nombreuses tâches administratives (tenir les archives, assurer l’ordre dans les tribunaux) étaient réglées par des esclaves appelés dêmosioi. Ils permettaient aux citoyens de se consacrer pleinement à la vie de la cité et de décider, l’esprit libre, des grandes orientations politiques de la cité, car administrer n’était pas gouverner. Ces esclaves lettrés, qui étaient sans doute les plus chers sur les marchés, pouvaient accomplir des missions rares. Dans les grandes familles romaines, les précepteurs étaient d’ailleurs, souvent, des esclaves grecs. Esope, l’auteur des fameuses fables dont s’est inspiré notre La Fontaine, ou le philosophe stoïcien Epictète étaient des esclaves. Mais ces esclaves privilégiés sont évidemment une minorité. On peut leur opposer les dizaines de milliers d’esclaves travaillant dans les mines du Laurion, dans
des conditions épouvantables, ou ceux qui fournissaient une main-d’oeuvre importante des ateliers artisanaux de la cité.
Existait-il une fonction sexuelle de l’esclave ?
Oui, c’est une dimension fondamentale dans l’esclavage féminin et masculin. Il faut rappeler que la prostitution est tout à fait légale en Grèce. On compte de très nombreuses maisons closes dans une ville comme Athènes. La prostitution est organisée par les magistrats, qui prélèvent d’ailleurs des taxes sur cette activité. Certaines des fameuses « hétaïres », ces courtisanes qui peuplent les banquets des hommes libres et dont le modèle est Aspasie, la maîtresse de Périclès, étaient d’ailleurs des esclaves. Des partisans de la libéralisation de la prostitution se réfèrent aujourd’hui à l’Antiquité en convoquant des figures supposément libres de prostituées, mais ce rapprochement ne me semble guère pertinent car, en Grèce, on ne peut dissocier l’usage marchand de la sexualité de l’institution esclavagiste.
Vous affirmez aussi que le droit romain de l’esclavage permet de définir le statut juridique des robots…
Le Parlement européen lui-même a considéré en 2017 que la personnalité juridique des robots était un horizon inévitable. Prenons l’exemple des voitures sans chauffeur qui peuvent causer des accidents. Qui est responsable dans ce cas ? Le propriétaire ? Le constructeur ? Qui réparera le dommage causé à un tiers ? En même temps, concevoir que les robots puissent acquérir le statut de personne est évidemment problématique. La leçon des droits antiques est alors très précieuse, et c’est la raison pour laquelle des juristes contemporains s’y intéressent. L’esclave n’y est pas en effet une personne de plein droit, mais c’est un sujet de droit qui, dans certaines situations, peut se voir reconnaître une autonomie. L’esclavage gréco-romain, loin de n’être qu’une référence imaginaire, offre ainsi une ressource effective pour penser les enjeux contemporains de l’intelligence artificielle. Un juriste comme Ugo Pagallo a élaboré une théorie juridique de la robotique fondée sur l’analogie avec le droit romain de l’esclavage et notamment du «pécule», une somme d’argent dont étaient dotés les esclaves pour conduire certaines affaires. Il défend notamment l’instauration du pécule digital (digital peculium), grâce auquel les robots seraient tenus personnellement responsables de leur action, pour un certain montant fixé sur la base d’un pécule dont ils seraient dotés (par le propriétaire ou, plus vraisemblablement, par le constructeur). Ce dispositif protégerait le tiers contractant avec le robot, en même temps que la responsabilité du fabricant ou du possesseur serait garantie contre ses dysfonctionnements. Où l’on voit qu’une institution que nous prétendons abolie en vient à offrir des ressources pour penser l’extrême modernité et les droits de nos partenaires technologiques !
■ « La cité et ses esclaves. Institution, fictions, expériences », de Paulin Ismard (Seuil, 384 p., 24,90 €).