Une histoire mondialisée des révolutions
Patriotisme, citoyenneté, lutte contre le despotisme : dans « Le siècle des révolutions », Edmond Dziembowski démontre l’influence des révolutions anglaise et américaine sur la France.
Quelles furent les origines intellectuelles de la Révolution française ? Vieux débat qu’en son temps Condorcet, flanqué d’esprits simplistes comme l’abbé Barruel, résuma à une ligne droite entre les philosophes des Lumières et 1789 avec pour trame et mot d’ordre le « progrès ». Un schématisme, une reconstruction a posteriori, une doxa largement erronée : la réalité est bien plus complexe et, aussi, internationale. C’est tout le mérite de la prodigieuse synthèse d’Edmond Dziembowski,
« Le siècle des révolutions », qui se lit comme un récit de voyage. Voyage des idées, circulation folle des textes franchissant à saute-mouton les frontières, dont l’auteur se plaît à reconstituer le parcours.
Honneur d’abord à l’Angleterre, dont ce biographe des Pitt père et fils réévalue l’influence cruciale sur tout le XVIIIe siècle. Dziembowski nous fait revivre la folie qui s’empara de Londres entre 1680 et 1690 : fureur anticatholique, rage antidespotique qui mène à la révolution de
1689 et à l’installation de ce qu’on appela la
« monarchie limitée », contre-modèle de la royauté louis-quatorzième absolue. Passionnantes les pages où l’on comprend comment Voltaire, dans ses « Lettres philosophiques », puis Montesquieu, dans « L’esprit des lois », mentent effrontément sur ce modèle anglais qu’ils ont décidé d’idéaliser, alors qu’ils ont assisté à Londres aux excès corrupteurs d’une oligarchie qui verrouille un système imparfait. Les députés des Etats généraux du printemps 1789 qui firent la première révolution politique à Versailles auront à l’esprit ce modèle idéalisé d’une monarchie limitée par la loi, qu’ils ont appris à scruter de Paris.
Autre produit d’importation anglais : le patriotisme. On découvre ainsi un texte fondamental, « Lettres sur l’esprit de patriotisme et sur l’idée d’un roi patriote », rédigé par un certain Bolingbroke en 1738. Afin de pacifier la vie politique de son pays, ce whig dissident veut un roi patriote, rassembleur, fédérateur. Diderot reprend l’idée dans un texte oublié de 1748 (« Première lettre d’un citoyen zélé »), où il met aussi en avant le terme de « citoyen », puis l’abbé Coyer, en 1755, dans une brochure sur « Le vieux mot de patrie ». Un mot disparu, que la guerre de Sept Ans contre l’Angleterre (17561763) remet au goût du jour, s’inspirant de cet abbé qui en appelle au modèle antique et… anglais. Dans cette guerre, la France est d’abord victorieuse. On s’enflamme non plus pour le royaume, mais pour la patrie, dont le roi n’est plus que le garant. Plus d’identité entre le roi et le royaume, celui-ci s’efface au profit de la patrie. Une idée distincte, un glissement nouveau, périlleux, encouragé pourtant par Choiseul lui-même, Premier ministre de Louis XV, après que les Anglais l’eurent finalement emporté. Pourquoi ont-ils gagné ? s’interroge-t-on. Parce qu’ils étaient portés par un élan patriotique, autour de leur Prime Minister Pitt, une fibre nationaliste qui manquait à la France. Et Choiseul, qui a lu Bolingbroke, de recourir à deux gestes inouïs pour susciter l’enthousiasme patriotique des Français : il fait publier comme un véritable ouvrage les « Mémoires secrets pour les pourparlers de paix avec l’Angleterre », tandis qu’il encourage en sous-main des souscriptions publiques pour la reconstruction de la flotte française. Fort bien. Il prend acte d’un essor de l’espace public français, dont il encourage l’expression. Pour aussitôt lui claquer la porte au nez une fois la paix signée. La frustration de cette « révolution par les mots » ne sera pas oubliée. Pour Dziembowski, la monarchie française a lentement scié la branche sur laquelle elle était assise.
Venons-en à l’Amérique. Les textes fondateurs de Jefferson – «Déclaration des droits de l’Etat de Virginie», qui inspire largement la fameuse Déclaration d’indépendance – et de Thomas Paine – « Common Sense » –, tous deux publiés en 1776, portent la trace d’une autre influence anglaise : le républicanisme de la première révolution, celle de Cromwell, des années 1640. Entre les thèses contractuelles du philosophe Locke, qui incitent à résister au despotisme, et les textes d’Algernon Sidney (1660) qui affirment la suprématie du peuple souved’Edmond Dziembowski (Perrin, 600 p., 27 €).
rain et d’un contrôle permanent sur les élites et les représentants, voilà, affirme Dziembowski, « tout le corpus intellectuel qui, un siècle plus tard, alimente encore les nombreux pamphlets accompagnant la révolte des colonies américaines contre la métropole anglaise ». Ce branchement anglo-américain rejaillit en France après la décision, paradoxale, du gouvernement de Louis XVI de faire imprimer dans le royaume les thèses américaines. Vergennes, l’homme fort du régime, y voit une manière de mener une guerre idéologique contre l’ennemi anglais. Il méconnaît cependant la dangerosité contagieuse des thèses qui circulent : liberté naturelle, droits inaliénables du peuple et de sa souveraineté inhérente, souveraineté des provinces…
Loup dans la bergerie. Le venin américain est inoculé, diffusé par un certain Diderot dans le succès de l’époque, « Histoire des deux Indes » (1780), livre collectif dirigé par l’abbé Raynal. S’il est un intellectuel dont il faut réévaluer l’influence, c’est bien Diderot, qui se radicalise au fil du temps, marqué par la révolution américaine et recopiant le « Common Sense » de Paine : « Il est nulle autorité politique qui, créée hier ou il y a mille ans, ne puisse être abrogée dans dix ans ou demain. Nulle puissance, si respectable, si sacrée soit-elle, autorisée à regarder l’Etat comme sa propriété. » A bon entendeur, salut ! Les députés des Etats généraux sauront s’en souvenir, portés par la volonté d’aller bien au-delà d’une restauration des pouvoirs du Parlement afin de se constituer en Assemblée nationale, imprégnés aussi par la Déclaration d’indépendance américaine : le Serment du Jeu de paume, tenu le 20 juin 1789 à Versailles, en portera l’évidente trace.
On reste focalisé sur le cas français. Mais les dernières décennies du XVIIIe siècle furent secouées dans toute l’Europe par des tentatives réformatrices venues d’en haut – Suède, empire autrichien, Pologne – ou des insurrections démocratiques – Belgique (Pays-Bas autrichiens), Irlande, Genève, Provinces-Unies (Pays-Bas)… Chaque fois, elles échouent. Ces pays puisaient eux aussi à l’exemple anglais ou américain. La France intervient paradoxalement pour museler la révolution de Genève (1782), mais à l’inverse, on le sait, en faveur des Insurgents américains – pour Dziembowski, une faute de Louis XVI – ou pour soutenir les patriotes des Provinces-Unies à seule fin de contrer les Anglais : aberration d’un régime qui fait entrer le loup révolutionnaire dans la bergerie. La bergère Marie-Antoinette aura beau faire, la mécanique des événements français qui s’enchaînent à partir de 1787 s’épanouit dans le terreau de textes et d’idées qui circulent, venus ou influencés par l’étranger. Demeure la singularité française qui, après juillet 1789, va dériver vers un populisme autoritaire.
En 1791, l’abbé Raynal, qui, en 1780, avait été l’un des plus radicaux, provoque un beau scandale à l’Assemblée en condamnant les temps nouveaux : ce n’est pas ce qu’ils avaient voulu. Trop tard. L’acculturation révolutionnaire a produit des effets inattendus. « Les Français se brûlent la langue en avalant leur soupe trop chaude, pendant que les miens attendent sagement qu’elle refroidisse », écrit George Washington en 1790. Pour rester dans la métaphore culinaire, les Français ont accommodé à leur sauce des ingrédients exotiques dont Dziembowski nous retrace le périple. En quelque sorte, une histoire sinon mondiale, du moins mondialisée de la révolution
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Les Français ont accommodé à leur sauce des ingrédients exotiques dont Dziembowski nous retrace le périple.