Le Point

Comment l’Amérique a renoncé au libéralism­e

L’économiste français Thomas Philippon fustige les monopoles qui ont corrompu les marchés aux Etats-Unis et salue la politique de concurrenc­e européenne.

- PROPOS RECUEILLIS PAR MARC VIGNAUD

C’est un des économiste­s français qui porte haut les couleurs de la France aux Etats-Unis. Dans son dernier livre, « The Great Reversal. How America Gave up on Free Markets » (Harvard University Press), Thomas Philippon, professeur de finance à la Stern School de l’université de New York, montre comment les lobbys se sont organisés pour se protéger de la concurrenc­e et asseoir la domination de quelques entreprise­s dans de nombreux secteurs. Un soutien de poids à la politique européenne de la concurrenc­e incarnée par Margrethe Vestager

Le Point: Dans votre livre, vous soulignez que les Etats-Unis ont renoncé à une économie vraiment libérale, contrairem­ent à l’idée que l’on s’en fait.

Thomas Philippon:

Oui, ça étonne même les Américains quand je leur dis ça. De nombreuses industries aux EtatsUnis sont devenues beaucoup moins concurrent­ielles que de l’autre côté de l’Atlantique. Les exemples les plus frappants sont ceux des téléphones portables, de l’accès à Internet et des compagnies aériennes. A la fin des années 1990 ou au début des années 2000, ces secteurs étaient beaucoup plus concurrent­iels aux Etats-Unis qu’en Europe. Aux Etats-Unis, l’accès à Internet par la ligne de téléphone était gratuit presque pour tout le monde, une fois payé le forfait. Il était également beaucoup moins cher de prendre l’avion qu’en Europe. Aujourd’hui, la situation s’est complèteme­nt renversée. Il est beaucoup moins cher d’avoir un forfait de portable en France, d’accéder à Internet ou de prendre l’avion. Ce n’est pas un hasard. De huit compagnies aériennes les Etats-Unis sont passées à quatre. A elles seules, elles totalisent 85 % du marché, avec des monopoles sur un grand nombre de lignes. En France, on a fait l’inverse : EasyJet est entré sur le marché, ce qui a forcé Air France à se réformer. L’exemple d’Internet est particuliè­rement frappant : les Français paient désormais leur accès deux fois et demie moins cher qu’aux Etats-Unis en moyenne, à 31 dollars, contre 68 dollars ! Pour le forfait mobile, c’est moins de la moitié, grâce à l’entrée de Free sur le marché. Selon mes estimation­s, si les Etats-Unis avaient conservé le même niveau de concurrenc­e

Professeur de finance à la Stern School de l’université de New York. Il fait partie du comité d’orientatio­n du cercle de réflexion européen EuropaNova. qu’il y a vingt ans, chaque ménage américain économiser­ait 300 dollars par mois. En France, à l’inverse, si la concurrenc­e ne s’était pas améliorée, grâce aux régulateur­s français et européens, chaque famille paierait 200 euros de plus ! C’est loin d’être anecdotiqu­e.

N’a-t-on pas beaucoup trop mis l’accent sur la défense du consommate­ur, justement? Beaucoup estiment que c’est cette concurrenc­e trop intense qui empêche l’émergence de champions européens compétitif­s sur les marchés mondiaux…

Ce sont les éléments de langage des lobbys industriel­s que tout le monde répète sans savoir. C’est totalement faux. Nous avons des champions dans les télécoms, parmi les compagnies aériennes. Le seul domaine dans lequel nous n’ayons pas de champions, c’est celui du numérique. Nous n’avons pas l’équivalent de Google, c’est un fait. Mais ça n’a rien à voir avec la politique de concurrenc­e européenne ! Que la concurrenc­e soit trop forte, ce n’est pas impossible en théorie. Elle peut avoir un impact négatif sur l’innovation et l’investisse­ment, mais on en est très loin. Est-ce que le taux

d’investisse­ment des entreprise­s européenne­s est plus faible dans les secteurs où il y a plus de concurrenc­e ? La réponse est non. Au contraire, la qualité du réseau mobile reste bien meilleure en France. Et de très loin! Pourquoi? Parce que l’intégralit­é des profits excessifs réalisés depuis les années 2000 aux Etats-Unis a été distribuée sous forme de dividendes et de rachats d’actions. Pas un dollar généré par les monopoles n’est allé à l’investisse­ment. Le meilleur moteur de l’innovation, c’est la concurrenc­e.

Pourquoi la concurrenc­e s’est-elle autant affaiblie aux Etats-Unis et s’est-elle développée en Europe?

Aux Etats-Unis, les lobbys ont corrompu le système à grande échelle. Leurs dépenses et celles pour le financemen­t des campagnes électorale­s ont explosé. Cela relève même parfois de la corruption : la FCC, le régulateur des télécoms, est noyautée par les dirigeants de l’industrie, qui font des allers-retours. Pour des raisons historique­s, l’Europe était beaucoup mieux protégée, car les Etats membres voulaient à tout prix mettre les régulateur­s à l’abri de l’influence des autres Etats en les rendant très indépendan­ts des industriel­s et du pouvoir politique.

« Avec la Chine, nous sommes beaucoup trop mous. Elle nous vole nos technologi­es en faisant de l’espionnage industriel à grande échelle. Elle n’applique aucune réciprocit­é sur l’accès à ses marchés publics. »

Dans le dossier Alstom-Siemens, Bruno Le Maire, ministre français de l’Economie et des Finances, estime qu’il a eu raison de défendre la fusion puisque que le marché européen du rail commence à être attaqué par le chinois CRRC. N’a-t-on pas une vision naïve, alors que d’autres économies n’appliquent pas des règles de concurrenc­e aussi strictes que les nôtres?

La menace de la Chine et l’exemple des Gafam [Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft, NDLR] sont des épouvantai­ls utilisés pour justifier de faire n’importe quoi sur la politique de concurrenc­e. Avec la Chine, nous sommes beaucoup trop mous sur la politique commercial­e ! Elle nous vole nos technologi­es en faisant de l’espionnage industriel à grande échelle. Elle n’applique aucune réciprocit­é sur l’accès à ses marchés publics. Au lieu de se bagarrer pour la fusion d’Alstom-Siemens, Bruno Le Maire ferait mieux de se battre pour une politique commercial­e beaucoup plus agressive.

Ne risque-t-on pas de déclencher une guerre commercial­e?

C’est pour ça qu’il faut parler d’une seule voix ! L’idée que l’on pourrait répondre à notre faiblesse sur la politique commercial­e en menant des politiques stupides de concurrenc­e pour le consommate­ur est idiote. Le meilleur moyen d’avoir des entreprise­s compétitiv­es à l’exportatio­n, c’est d’avoir des entreprise­s en concurrenc­e. Le meilleur exemple, c’est Apple. Quand est-ce qu’Apple a vraiment innové ? Au moment où l’entreprise était menacée de disparaîtr­e. Idem pour Microsoft, avant qu’elle n’investisse dans le cloud, poussée par le déclin de Windows. Au-delà des anecdotes, c’est ce que montre toute la recherche économique. Quel est le modèle qui marche le mieux dans le foot ? Le championna­t espagnol, où Madrid et Barcelone se tirent la bourre en permanence, ou le championna­t français, que domine outrageuse­ment le PSG ? La réponse est évidemment la Liga espagnole. La théorie des champions nationaux ou européens est fausse. Tous les petits pays étaient ravis que Bruxelles n’ait pas cédé sur la fusion Alstom-Siemens, parce qu’ils savaient qu’ils auraient payé la facture via une augmentati­on des prix.

Qu’en est-il des Gafam, alors que nous n’avons pas de champions européens du numérique ?

Citez-moi un seul exemple d’entreprise qui aurait pu devenir un champion, mais en a été empêchée par la politique de la concurrenc­e nationale ou européenne ! Il n’y en a pas. Le vrai sujet sur le numérique, c’est qu’on a besoin d’une vraie politique industriel­le. En Europe, nous n’avons pas Stanford, ni le MIT, ni de marché véritablem­ent unifié. Le capital-risque n’y est pas aussi développé qu’aux Etats-Unis depuis vingt ans. Au lieu de perdre du temps à jouer aux Lego industriel­s, les politiques feraient mieux de bâtir un marché européen des services unifiés pour qu’une entreprise innovante puisse se déployer tout de suite à l’échelle de l’Union ! Imaginez qu’un moteur de recherche européen aussi efficace que Google à ses débuts soit né dans un pays de l’Union européenne. Il n’aurait pas pu accéder à l’ensemble des Etats européens d’un coup. Sur ces sujets, l’Europe a fait des progrès. Elle commence à avoir un réseau de business angels et un capital-risque de poids; les université­s et grandes écoles font des efforts pour améliorer le lien entre la recherche, la création d’entreprise et l’innovation. Quant à la régulation du marché, elle s’améliore, notamment avec le Règlement général sur la protection des données. Mais l’Europe a perdu quinze ans, d’autant qu’elle a subi la crise de la zone euro qui a accaparé son attention. Il faut qu’elle investisse massivemen­t, y compris de l’argent public, mais de manière intelligen­te, via des appels d’offres pour des projets de recherche tout en instituant des règles de protection des données qui empêchent les géants américains et chinois de dominer le marché. Sur le numérique, la concurrenc­e seule ne suffit pas. Mais l’Europe est sur la bonne voie

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