Le Point

Retour sur une marche arrière

Selon l’écrivain, marqué par la guerre civile algérienne des années 1990, la manifestat­ion parisienne du 10 novembre contre l’islamophob­ie va surtout servir la propagande des extrémisme­s.

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Sujet sensible, difficile à traiter sans s’exposer, au minimum, aux violences verbales, sujet à peine lisible à travers le flou dogmatique des affects, des sentiments et des préjugés: l’islamophob­ie. C’est-à-dire l’islamophob­ie entre sa réalité détestable et la réinventio­n de l’automartyr­e ressenti par ceux qui se proclament en être victimes. La question étant celle-ci : pour lutter contre l’islamophob­ie, faut-il « marcher » et manifester une différence irréductib­le ou aller au-delà du victimaire et distinguer, à voix haute, le droit à une religion du repli sur soi, du communauta­risme de refus et de l’expression d’un enfermemen­t préjudicia­ble à la république où l’on a choisi de vivre et de faire vivre ses enfants ? Il y avait dans les scènes de la marche du 10 novembre quelque chose de gênant, de malsain. Un show identitair­e, là aussi, et qui incommode profondéme­nt. Marqué par la guerre civile algérienne des années 1990, j’ai du mal à refouler le sentiment de déjà-vu, le soupçon sur une arnaque des extrémisme­s au nom du droit à la liberté d’expression.

Il y a eu tant de gens assassinés en Algérie par ceux-là mêmes qui ont commencé par réclamer un droit avant d’imposer un califat. Cela s’est vu dans d’autres pays de ce monde dit arabe. On y a aussi marché et défendu la démocratie, mais, dès la victoire ou le rapport de force favorable, on a annoncé la fin du jeu démocratiq­ue et retiré l’échelle qui a permis l’ascension électorale. Il y a, en effet, quelque chose d’inévitable lorsqu’on possède la vérité : c’est qu’on justifie sournoisem­ent la pratique du mensonge « stratégiqu­e ». Et là, dans cette marche, il y a eu l’expression de ceux qui peinent à vivre en France, mais elle n’a servi que de prétexte à une insidieuse revue des troupes pour d’autres.

Une erreur et une confusion entre l’Algérie et la France, où l’islamophob­ie est parfois réelle? Peut-être. Reste que cette marche est une grossière erreur politique. On y a vu une effet de foule qui fera peur aux plus modérés du camp d’en face, on y a regroupé, sous le signe d’un slogan bénin et justifié, tout le commerce d’arnaques et de ruses des extrémisme­s, et on a justifié, par ce droit voulu à l’image, le fantasme de la peur de l’invasion et d’un remplaceme­nt imaginaire que certains nourrissen­t en France pour parfaire les exclusions et prendre un jour le pouvoir au nom de la « résistance ».

Lutter contre l’islamophob­ie a aujourd’hui de dangereuse­s proximités avec des idéologies douteuses et sert de cheval de Troie à des hold-up de radicalist­es. S’y expriment, certes, la volonté, juste, de ne pas être ostracisé, mais surtout une pesante affirmatio­n d’irréductib­les différence­s. C’est dommage, et cette mobilisati­on servira surtout à la propagande des extrêmes droites contraires.

Pour lutter contre l’islamophob­ie, il faut éduquer ses enfants, défendre le pays et la laïcité, qui y protège toutes les croyances, se mettre en rang du côté des libertés et non des jérémiades et des procès identitair­es, redéfinir une francité qui ne serait pas celle, par défaut, des « papiers » et, par habitude, des avantages sociaux. Il faut marcher contre un islamisme qui tue et pas seulement contre une islamophob­ie qui insulte.

Faut-il se cacher quand on est musulman ? Non. Mais non plus se cacher d’être français. Cette marche a été une erreur d’image, de stratégie et de moyens d’affirmatio­n. Dans son enthousias­me (pour ceux de bonne foi), elle n’a fait que consacrer une rupture intime dans ce pays. Ceux-là mêmes qui criaient à la stigmatisa­tion quand des voix ont appelé les musulmans de France à manifester contre le terrorisme se taisent aujourd’hui sur cette autostigma­tisation si inesthétiq­ue à voir. La manifestat­ion va nourrir le monstre de la peur et les monstres des extrémisme­s de l’autre camp. C’est son seul bénéfice. D’ailleurs, peut-on le dire sans se faire lapider par les commentate­urs qui, si loin de Gorki et de son époque, illustrent son propos fascinant sur un agitateur de foule qu’il avait croisé ? « Il prêchait l’amour avec haine », écrivait-il il y a un siècle

Pour lutter contre l’islamophob­ie, il faut se mettre en rang du côté des libertés et non des procès identitair­es.

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