Le Point

Qui veut la peau des bons vivants ?

- PAR JACQUES DUPONT

Deux cadres dans un restaurant faussement bistrot avec ardoise et patron moustachu au comptoir. Ils commandent. Le garçon tend la carte des vins. Le premier hésite, regarde son vis-à-vis, qui ne bronche pas, et finit par déclarer : « Non, de l’eau pour moi. » L’autre fait de même. En vérité, chacun boirait bien un verre de vin mais il n’ose pas. Peur du regard, peur qu’on le prenne pour un qui fait la sieste l’aprèsmidi devant son ordinateur. Quelques décennies plus tôt, du temps de M. De Mesmaeker et de ses contrats avec Spirou, c’était tout l’inverse. Conclure une affaire nécessitai­t une bonne tenue à table : entrée, plat, fromage, dessert avec vin et digestif. Sinon la confiance n’y était pas. Certes, ces adeptes du franc-mâchon n’avaient pas tous lu Rousseau, mais ils avaient fait leur sa sentence : «J’ai toujours remarqué que les gens faux sont sobres et la grande réserve de la table annonce assez souvent des moeurs feintes et des âmes doubles. » Pas de gras double pour les âmes doubles ! Cependant, Rousseau a perdu la bataille : le bon vivant n’a plus la cote. Il est désormais pisté, corrigé, culpabilis­é par un bataillon de spécialist­es qui, chaque semaine, clouent au pilori le gras, la viande, les sauces, les vaches, dont les flatulence­s dans les prés menacent la couche d’ozone ; le vin, dont les barbares ne voient pas la différence avec l’éthanol des liquides pour lave-glace. Il doit picorer des graines, bouffer des vieux légumes fibreux que, même sous l’Occupation, nos aïeux abhorraien­t, s’enthousias­mer pour un gâteau 100% courgette, s’enflammer pour un steak au tofu. Même au ministère de la Santé, qui n’avait pas la réputation d’un lieu de débauche et qui a vu défiler l’austère (pour les autres) Cahuzac ou le sinistre Pr Claude Got, « marionnett­e terrorisan­te du bien-être », comme le synthétisa­it si bien Philippe Muray, voilà le vin défendu à la cantine. Agnès Buzyn, la tenante du titre, s’est faite l’apôtre de l’interdit soyeux, paraffiné. On ne dit pas verboten mais on susurre que ce n’est pas bon pour… « Du point de vue du foie, le vin est un alcool comme un autre», dit-elle. On pourrait, avec un brin d’imaginatio­n, inventer des « buzynades » du même style, réducteur de concept de ce qui fait la joie, la culture, l’échange, une autre façon de traverser le présent, peut-être préférable aux fast-food et aux trottinett­es. « Du point de vue de chez Ripolin, une toile de Manet, c’est de la peinture comme une autre. » Surtout « Le déjeuner sur l’herbe ». Grâce au président Macron, nous avons évité le « mois de janvier sec, sans alcool ». Pourquoi en janvier ? Pourquoi pas en juillet ou en août, afin de faire profiter nos 90 millions de touristes de cette subtile prophylaxi­e ? Le rayonnemen­t de la France en sortirait grandi… Rousseau et Voltaire n’étaient pas copains mais d’accord au moins sur un point : le rôle de la table. « J’ai choisi d’être heureux car c’est bon pour la santé », disait l’auteur de « Candide », qui savait recevoir. A sa table dans son refuge de Ferney, on croquait les Lumières et les pâtés en croûte en buvant l’éclat de la Bourgogne et les meilleurs crus du Languedoc. Qu’il est loin, le temps du banquet républicai­n avec ses trois entrées et ses deux plats de viande ! Le banquet, le symposion, comme l’appelaient les Grecs, symbolisai­t la conviviali­té, les propos sans entraves. Il affirmait aussi la victoire de la pensée sur le dogme : « L’homme déguste le monde, sent le goût du monde, l’introduit dans son corps, en fait une partie de soi », disait Bakhtine, commentant l’oeuvre de Rabelais. Aujourd’hui, c’est modération, cinq fruits et légumes par jour. Et, au bout du compte, l’obésité qui ne cesse de progresser. Le restaurant végan en bas de chez nous a fermé. Bien sûr, c’est toujours triste un établissem­ent qui met la clé sous la porte. Mais comment dire mieux que Desproges : « Le jour de la mort de Brassens, j’ai pleuré comme un môme. […] Alors que, c’est curieux, mais, le jour de la mort de Tino Rossi, j’ai repris deux fois des moules… »

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