Les inégalités cachées
Le projet du gouvernement aurait nécessité une réforme préalable de l’Etat, explique l’économiste.
Face à une cinquième réforme des retraites depuis 1993, le même drame se joue à nouveau, avec les mêmes acteurs dans leur rôle de prédilection. Pourtant, cette fois-ci, il est question d’une réforme d’un nouveau mode : une réforme systémique qui vise à transformer de fond en comble le système de retraite français, et non simplement à en changer un paramètre pour en assurer la viabilité financière. Il s’agit de passer d’un système aux multiples régimes à un système dit universel par points, qui assurerait à chacun et pour toute heure travaillée le même rendement à la retraite. Cette réforme permettrait d’améliorer l’équité d’un système hérité d’un monde ancien, marqué par des métiers pénibles qui n’en sont plus pour certains et par des carrières linéaires « à vie » qui sont devenues de plus en plus discontinues par des passages d’un secteur d’activité à un autre.
Ce système plus équitable peut-il être consensuel? Par la nature même de la réforme proposée, dans un cadre budgétaire équilibré, la convergence vers un régime unique crée des perdants et des gagnants, qui ne font que refléter les inégalités créées par le système actuel. Telle qu’elle est présentée, la réforme ne ferait que remettre de la justice dans le système de retraite, et finalement la seule question en balance serait celle de la faisabilité politique face à la coalition des « perdants ». Ce système universel plus équitable serait en outre plus efficace pour assurer la soutenabilité financière des retraites et pourrait être dorénavant piloté au moyen d’un simple ajustement de la valeur du point par un comité paritaire représentatif, comme actuellement dans le régime complémentaire du secteur privé. Ce comité statuerait en fonction de l’évolution structurelle de l’espérance de vie des générations, et non de l’impact du cycle économique.
Surtout, ce système laisserait à chaque Français la responsabilité du choix fondamental entre travailler plus longtemps et accepter un niveau de pension plus faible. Travailler plus longtemps quand l’espérance de vie augmente doit être librement choisi pour être optimal, et le système par points est le meilleur des systèmes pour atteindre cet optimum. Difficile alors ne pas soutenir une telle réforme qui marie au mieux soucis d’efficacité et d’équité.
La crainte d’un jeu à somme négative. Force est de reconnaître que le gouvernement n’a pas su jusqu’à maintenant convaincre, faute de clarté. Il lui est apparemment difficile de résister à la tentation de réduire dans le même temps la générosité du système de retraite, ce qui est une erreur de méthode. On a trop parlé d’accélérer l’application de la réforme Touraine, de déficits à venir plus importants que prévu qui accréditaient la crainte d’une réforme non pas à somme nulle mais à somme négative.
De façon plus fondamentale, la réforme ne convainc pas totalement non plus parce qu’elle ne corrige en rien la mère des inégalités d’un système de retraite, celle liée aux différences très importantes dans le rapport temps de travail cotisé/temps de retraite. Les statistiques sont très claires à cet égard : les ouvriers et les employés font face à un ratio beaucoup plus défavorable que les cadres, parce qu’ils commencent à travailler plus tôt et qu’ils meurent plus jeunes. La référence à un âge pivot de 64 ans ne ferait qu’accroître ces inégalités en ne prenant plus en compte la durée de cotisation effective. L’absence d’une indexation sur des tables de mortalité individualisées laisse béante l’injustice créée par la mortalité précoce de ceux qui ont un niveau de vie plus faible. Tant que le gouvernement ne traite pas de cette inégalité fondamentale dans le système de retraite, voire l’exacerbe, il ne peut se targuer de faire une réforme qui vise à une meilleure équité.
Finalement, la réforme des retraites, en détériorant le niveau de vie de nombreux fonctionnaires, souffre de l’absence d’une réforme préalable de l’Etat.
Aujourd’hui, le régime de retraite des fonctionnaires agit comme une compensation de la faiblesse des salaires dans le secteur public.
Aujourd’hui, le régime de retraite des fonctionnaires agit comme une compensation, certes bancale et inefficace, de la faiblesse des salaires dans le secteur public. On peut parler de contrat implicite rompu, d’où la proposition de la clause du « grand-père ». Mais c’est surtout l’attractivité des métiers d’enseignant, d’infirmier, de policier, et de l’ensemble de la fonction publique,quipourraitencoresedégraderetparconséquent affecter l’efficacité même des services publics. Compenser la faiblesse des salaires par le système de retraite n’est pas le meilleur des systèmes. Il aurait fallu réformer l’Etat d’abord, faire baisser globalement les dépenses publiques pour revaloriser les salaires des catégories qui assurent la qualité de notre modèle social. Maintenant, le gouvernement, son ministre de l’Education en tête, se retrouve piégé par une demande légitime de valorisation qu’il va devoir régler par une dérive budgétaire sans ligne directrice.
S’engager dans une réforme des retraites d’une telle ampleur impliquait de prendre des décisions fortes, bien au-delà des questions techniques autour d’un mécanisme par points. Rien n’assure aujourd’hui que le gouvernement s’y soit bien préparé. Au risque de jeter le bébé avec l’eau du bain ?
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