Le Point

Avec la réforme des retraites, Emmanuel Macron joue son quinquenna­t. Mais c’est le redresseme­nt du pays qui est en jeu. Notre éditoriali­ste explore les pistes d’un rebond.

- PAR NICOLAS BAVEREZ

Emmanuel Macron a terminé 2018 en voyant sa présidence jupitérien­ne fracassée par la révolte des gilets jaunes, une crise politique inédite depuis Mai 68, qu’il a provoquée au plan fiscal en assommant les Français de taxes sur les carburants pour compenser la suppressio­n de la taxe d’habitation, au plan politique en mettant en place un pouvoir autoritair­e, technocrat­ique et ultracentr­alisé. Après s’être miraculeus­ement rétabli grâce au grand débat, il achève 2019 avec un pays bloqué par une réplique des grandes grèves de 1995, qui voit la totalité des syndicats s’opposer à son projet de passage à un système de retraite universell­e par points. La France aborde 2020 en marche à pied et la République en marche arrière.

Tout semble opposer le mouvement des gilets jaunes et les grèves de décembre 2019. Le premier a mobilisé la France des exclus et de la périphérie, les secondes la France protégée du secteur public, dont les régimes spéciaux de la SNCF et de la RATP sont le symbole. Le premier était inclassabl­e et insaisissa­ble, sans leader, sans stratégie et sans plateforme de revendicat­ions ; les secondes, qui s’inscrivent dans la lignée de l’histoire sociale française, sont structurée­s par les syndicats et visent le retrait du projet de réforme des retraites.

Trois points communs rapprochen­t toutefois ces éruptions. Toutes deux résultent de promesses avancées par Emmanuel Macron durant sa campagne présidenti­elle, qui n’ont fait l’objet d’aucune évaluation ou étude de faisabilit­é : les superbes slogans électoraux se sont révélés autant de cauchemars quand ils furent confrontés à la réalité. Toutes deux se sont cristallis­ées autour de la modificati­on brutale et improvisée de variables fondamenta­les pour l’économie et la vie quotidienn­e des Français : le prix de l’essence, décisif pour le pouvoir d’achat, et les retraites, qui constituen­t l’un des piliers du pacte social. Toutes deux sont indissocia­bles du système de pouvoir personnel et vertical qui a installé un face-à-face frontal et dangereux entre le président de la République et de nombreuses catégories de Français.

Après avoir fait retraite face aux gilets jaunes, en annulant les hausses de taxes sur l’essence puis en engageant 22 milliards d’euros de dépenses publiques supplément­aires pour tenter de désarmer la spirale de la haine et de la violence sociales, Emmanuel Macron a décidé d’engager une périlleuse épreuve de force pour imposer à tout prix son projet de retraite universell­e par points.

La réforme des retraites est de fait un des piliers majeurs du projet et de l’aventure politiques d’Emmanuel Macron. Au plan intellectu­el, elle se veut le laboratoir­e de l’Etat providence du XXIe siècle en répondant aux mutations du travail, y compris au service des plateforme­s numériques, comme des nouveaux maux sociaux liés à la précarité et à l’exclusion. Au plan social, elle devait cristallis­er l’alliance avec les syndicats réformiste­s, notamment la CFDT, devenue la première organisati­on représenta­tive des salariés en France. Au plan politique, l’ambition d’un changement systémique était censée trancher tant avec la réforme paramétriq­ue effectuée par Nicolas Sarkozy et centrée autour du relèvement de l’âge légal qu’avec les atermoieme­nts de François Hollande. Au plan européen, le choix du système universel par points devait servir de socle pour constituer un front avec les social-démocratie­s d’Europe du Nord contre le conservati­sme allemand. Au plan intérieur, la transforma­tion des retraites devait être la mère de toutes les réformes pour moderniser le modèle économique et social français.

Il est temps pour les Français de cesser de tout attendre d’un homme ou d’une femme qui se proclament providenti­els.

Or rarement un tel capital politique aura été investi ■ au coeur d’une période si difficile dans des conditions aussi aventureus­es et avec un tel degré d’amateurism­e. Contrairem­ent à la planificat­ion méthodique de son bras de fer avec les mineurs par Margaret Thatcher, contrairem­ent aux réformes engagées en Suède, qui furent débattues et mises au point durant une dizaine d’années, le passage à un régime universel par points et le conflit prévisible qu’il suscite n’ont fait l’objet d’aucune anticipati­on, d’aucune pédagogie ni d’aucune étude d’impact, notamment sur ses effets redistribu­tifs en termes de cotisation­s comme de pensions. La résonance avec les multiples conflits latents ou ouverts dans les secteurs de la santé, de l’éducation, de la police, des transports ou des profession­s libérales a été négligée, tout comme le risque d’une déstabilis­ation supplément­aire des classes moyennes, notamment des cadres, systématiq­uement mises à contributi­on alors que leurs droits ne cessent d’être restreints, qu’il s’agisse d’allocation­s familiales, de chômage ou de retraite. Enfin, le choix des hommes s’est révélé une nouvelle fois calamiteux, comme le montre la démission de Jean-Paul Delevoye, qui a témoigné d’autant de talent et d’expertise pour cumuler les fonctions et les rémunérati­ons que d’indigence dans la gestion du dossier des retraites.

Zones d’ombre. Aujourd’hui, le postulat que la retraite par points réglerait le déséquilib­re démographi­que, le déficit structurel et l’injustice du système actuel se révèle faux. Et la réforme finalement dévoilée par Edouard Philippe sous la pression des grèves laisse subsister de nombreuses incohérenc­es et zones d’ombre : l’âge pivot de 64 ans a fait basculer la CFDT dans l’opposition, alors que cette demi-mesure ne permet pas, contrairem­ent au relèvement de l’âge légal de départ, de rétablir l’équilibre financier des retraites ; en dehors des profession­s libérales, le flou demeure sur la confiscati­on des 130 milliards de réserve des régimes excédentai­res et du Fonds de réserve pour les retraites, pour financer les déficits de la fonction publique et des régimes spéciaux ; la prise de contrôle des retraites par l’Etat crée une incertitud­e majeure sur le rôle futur des partenaire­s sociaux dans la gouvernanc­e du système.

Le plus préoccupan­t demeure le coût vertigineu­x de la réforme pour les finances publiques, qui se traduira par une nouvelle envolée de la dette. L’indexation du point sur l’évolution des salaires, l’instaurati­on d’une pension minimale nette de 1 000 euros par mois, les mesures en faveur des femmes, l’extension de la pénibilité impliquent d’augmenter de 13,8 à environ 15 % la part du PIB consacrée aux retraites. La revalorisa­tion du salaire des 900 000 enseignant­s – destinée à limiter la baisse de leur pension sans contrepart­ie sur l’organisati­on et la performanc­e d’un système éducatif qui figure à une médiocre 23e place dans le dernier classement Pisa – représente une charge de 5,4 milliards d’euros pour une hausse de 500 euros par mois, une compensati­on intégrale impliquant une hausse de 1 500 euros par mois. Enfin, la réforme ne concerne que moins du tiers des agents de la SNCF et de la RATP, dont les régimes spéciaux mobilisent 5,5 milliards d’euros par an, auxquels s’ajoutera, comme en 2008, le coût des mesures catégoriel­les qui leur seront accordées en toute opacité pour obtenir la reprise du travail.

Après avoir engagé 1 point de PIB pour soutenir le pouvoir d’achat afin de sortir de la crise des gilets jaunes, Emmanuel Macron est donc en passe de mobiliser 2 points de PIB de dépenses publiques supplément­aires. Et ce pour une chimère intellectu­elle qui occulte la véritable réforme, qui doit, d’une part, reporter l’âge légal pour rétablir l’équilibre démographi­que et financier vital pour la survie d’un système par répartitio­n et, d’autre part, aligner progressiv­ement secteur public et régimes spéciaux sur le secteur privé pour réduire les inégalités.

Emmanuel Macron joue ainsi à quitte ou double son quinquenna­t et le redresseme­nt de la France, alors même que la situation s’est considérab­lement dégradée depuis 1995. L’économie, exsangue, a vu sa croissance potentiell­e ramenée à moins de 1 % et pourrait s’effondrer avec les difficulté­s du secteur automobile ou en cas de nouvelle secousse financière. Les gains de productivi­té sont désormais nuls et le chômage touche 8,6 % de la population active, quand presque tous les pays développés ont renoué avec le plein-emploi. Les classes moyennes sont laminées et la société, en voie d’atomisatio­n, est gangrenée par la violence. Enfin, la France, du fait des sorties intempesti­ves d’Emmanuel Macron sur la gouvernanc­e de l’Union et de l’euro ou la « mort cérébrale » de l’Otan, se retrouve totalement isolée en Europe et dans le monde.

Surtout, alors que la dissolutio­n ratée de 1997 avait provoqué une alternance au profit de la gauche républicai­ne conduite par Lionel Jospin, il n’existe plus d’alternativ­e démocratiq­ue. Le postulat que Marine Le Pen ne peut être élue en 2022 est d’autant plus faux que le mouvement des gilets jaunes a réalisé la fusion sociologiq­ue et politique de l’extrême droite et de l’extrême gauche. En prenant soin de donner une bonne raison à chaque Français de le détester, Emmanuel Macron suit la voie fatale empruntée par Nicolas Sarkozy. Il prépare l’accession à l’Elysée d’une personnali­té qui ne dispose d’aucune des qualités pour exercer la fonction de chef d’Etat. Or il s’agit désormais de Marine Le Pen, avec pour enjeu le destin de la République et de notre démocratie.

Emmanuel Macron n’a d’autre choix que d’effectuer un bilan de son action à mi-mandat et de réviser tant ses objectifs que son mode d’exercice du pouvoir. Depuis 2017, le monde et l’Europe ont été boulever

L’égocentris­me, la légèreté et l’arrogance d’Emmanuel Macron ne sont-ils pas aussi le reflet de chacun de nous ?

sés par le tournant nationalis­te, protection­niste et isolationn­iste des Etats-Unis, qui a enclenché un cycle de démondiali­sation, par la montée des risques géopolitiq­ues sur les démocratie­s et sur l’Europe, par la poussée des populismes. Le programme présidenti­el improvisé en 2017 dans un contexte marqué par l’améliorati­on de l’environnem­ent économique, la réduction des menaces politiques et la possibilit­é d’une relance rapide de l’Europe est caduc. Le pari de faire porter le redresseme­nt de la France par la reprise mondiale et la transforma­tion de la gouvernanc­e de la zone euro est mort-né.

Part de responsabi­lité. Au plan politique, Emmanuel Macron doit se poser sérieuseme­nt la question de savoir s’il veut rester dans l’Histoire comme le président de la Ve République qui porta l’extrême droite au pouvoir. S’il souhaite se représente­r avec des chances de succès en 2022, il ne peut échapper à la redéfiniti­on d’un pouvoir qui l’a coupé des Français et des Européens, des élus et des relais d’opinion, des médias et de l’Université.

L’examen de conscience qui s’impose n’est pas limité au président de la République. Droite et gauche républicai­nes, syndicats, médias, intellectu­els, citoyens, tous sont confrontés à un choix cardinal, dont l’importance tranche avec la routine médiocre dans laquelle s’est engluée la vie politique française. Audelà des erreurs stratégiqu­es et des fautes de comporteme­nt

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