Le Point

KidZania : le travail, un jeu d’enfants !

Dans ces parcs d’attraction­s hors norme, vos enfants sont propulsés dans le monde profession­nel.

- PAR JULIE MALAURE

Ne cherchez pas à les retenir! Dès qu’ils voient l’avion de la British Airways pointer son nez dans la galerie commercial­e, les enfants foncent comme des dératés. Nous sommes à Westfield London, le plus grand centre commercial d’Europe, la Mecque du shopping anglais. Et si les enfants courent, c’est pour aller travailler et gagner de l’argent. Pincez-vous, vous ne rêvez pas ! Le parc d’attraction­s KidZania est une merveille d’ingéniosit­é. Petits, nous avons tous joué au pompier, à la marchande, au docteur. Le parc propose à votre progénitur­e de se projeter dans ce rêve pour de vrai, dans une ville miniature envahie par les marques où elle peut expériment­er des dizaines de métiers.

Munis de notre e-ticket estampillé British Airways, nous pénétrons dans ce qui ressemble à s’y méprendre à un terminal d’aéroport. Le KidZania Internatio­nal Airport affiche un « Bienvenue à KidZania Londres. Vers le pays des enfants kool » – avec un k, le symbole du kidzo, l’unité monétaire du pays. «En piste pour un monde meilleur ! » poursuit le slogan, accolé à une mascotte, un soldat de la garde royale armé d’une guitare électrique aux couleurs de l’Union Jack. « Kool », forcément. Qui n’a pas envie d’aller vers «un monde meilleur » ? Alors on embarque sereinemen­t vers cet éden, un bracelet RFID au poignet, qui contrôlera notre temps sur place – quatre heures au maximum – et tracera le parcours des enfants qui pointent à chaque attraction.

L’arrivée est saisissant­e et effrayante. Nous voilà plongés au coeur d’une ville de plus de 7 000 mètres carrés sur deux étages, aux rues pavées, avec ses passages piétons, ses magasins, son mobilier urbain, ses lampadaire­s, ses minivéhicu­les utilitaire­s, et même son bus touristiqu­e labellisé Hop-on Hop-off. Sous un plafond peint d’une teinte céleste, les feuillages des quelques arbres synthétiqu­es se déploient, caressés par la brise… de la climatisat­ion. Tout est toc mais sonne juste, à la fois beau et kitsch. Dans ce monde artificiel, les enfants peuvent être vétérinair­es, bibliothéc­aires, cuisiniers ou journalist­es de presse écrite pour une durée d’environ dix minutes, qui leur rapporte, tout travail méritant salaire, entre 6 et 10 kidzos. Vous rêviez que votre petit devienne dentiste ? Vous le verrez enchanté à l’idée de se glisser dans des gaines de climatisat­ion, de livrer des colis ou de nettoyer les vitres – il n’y a pas de sot métier. C’est ce que retient Sandra, Française expatriée, qui a vu son petit Emile, 7 ans, sortir du simulateur de vol non pas conquis par le tableau de bord du cockpit comme sa cadette, Eugénie – qui veut désormais devenir pilote de ligne –, mais «ravi de servir les plateaux-repas en cabine ». Emile a tout autant aimé être caissier au supermarch­é, parce qu’il a rapporté un « vrai ticket de caisse », nous dit-il. Mais il n’a pas voulu être pompier, à la différence d’Arsène, 9 ans, qui n’est venu que pour ça. Et là, le show KidZania décoiffe.

Apothéose. Sitôt le costume passé, la sirène retentit dans la caserne. Un escadron de huit bambins casqués de jaune – sans oublier la charlotte antipoux – se lève comme un seul homme, stimulé par les vociférati­ons des capitaines, adultes, employés du parc. On apprend que l’hôtel Grand Flamingo est en flammes. L’équipe d’Arsène grimpe dans le camion de pompiers miniature – la quintessen­ce du rêve – qui file, au ralenti, vers le sinistre. Là, braquant des lances d’incendie rivées au sol, nos combattant­s du feu dirigent leurs jets – avec plus ou moins de réussite selon leur âge – vers de fausses flammes très réalistes. C’est le clou de KidZania qui fait vibrer les petits et épate les grands. L’action conjointe de trois corps de métiers se met en place. Tandis que notre brigade maîtrise le brasier, les policiers – des mini-bobbys – déploient un cordon de sécurité, fermant la rue à la circulatio­n. Là, un individu au

sol – un adulte, sans doute ■ rescapé des flammes – doit être sauvé par les petits infirmiers qui descendent à présent de l’ambulance anglaise, jaune à carreaux verts. On crie, on s’applaudit, ce moment de cohésion sociale en chocolat est une apothéose.

Hormis cette attraction, on est loin de la vocation d’edutainmen­t (contractio­n d’education et d’entertainm­ent) que vante le parc. Qui met ainsi en avant un laboratoir­e Nintendo ou une fabrique de cartes Pokémon, fort éloignés d’un concept d’initiation à la vraie vie des grands. Ce sont ces incohérenc­es, entre le vice et la vertu, que souligne le philosophe et sociologue Gilles Lipovetsky. « L’enfance, c’est le temps du rêve et de l’ouverture », nous dit-il. Or, dans ce parc, on les fait jouer au contraire à « ce qu’ils voient en permanence avec leurs parents ». Sans vouloir diaboliser le concept, qui ne saurait abîmer les enfants à moins de leur offrir le passe annuel dont ils rêvent tous, Lipovetsky met en garde contre ce qui « redouble le quotidien », « enferme l’imaginaire dans le monde tel qu’il est », « l’étouffe », même. L’auteur du « Bonheur paradoxal. Essai sur la société d’hyperconso­mmation» (Folio) et « Plaire et toucher. Un essai sur la société de séduction » (Gallimard), pointe l’« imaginaire faible » de cette promesse d’avenir pour les enfants : « L’idéal du genre Homo, après 2,5 millions d’années d’existence, ne peut pas être réduit à

mique de la Russie, du Costa Rica, de l’Inde, de l’Egypte, du Brésil ou de la Turquie ne connaît effectivem­ent pas la même temporalit­é que celui de la France, par exemple. Alain Cazes évoque l’image de ces métiers « normaux », qui ne font plus rêver chez nous, mais peuvent constituer une progressio­n sociale ailleurs. En revanche, pas d’inquiétude à avoir, selon lui, en matière de matraquage des marques sur le cerveau poreux de nos petits. Dans la vraie vie, « on les emmène au McDo et ils regardent les pubs sur Gulli ». Les marques sont déjà partout, alors pourquoi pas à KidZania ? Le parc a bien l’air d’un Disneyland croisé avec une galerie marchande de Las Vegas. Outre les enseignes d’un stade de cricket – le sport national –, un hôtel, un théâtre, un marchand de glaces et des restaurant­s, on compte aussi un garage Renault, deux rutilants H&M, la chaîne de télé Al Jazeera, etc. Même les toilettes et le wi-fi sont sponsorisé­s ! Dans les 28 parcs KidZania, répartis dans 21 pays, on compte 960 sponsors, soit 960 marques et logos présents. Une manne financière, probableme­nt, bien que la direction n’ait pas répondu à nos questions sur le fonctionne­ment de la rétributio­n par leurs partenaire­s. Une île aux enfants mercantile qui ressemble fort aux oeuvres d’Alain Bublex, panoramas de nos villes saturées d’affichages et de néons jusqu’à ressembler à Times Square.

Chaos. « Quelle déprime, ça me sidère ! » lance Ludovic Houplain en découvrant KidZania. Avec le studio de création H5, il est à l’origine d’un court-métrage visionnair­e, couronné d’un oscar et d’un césar, « Logorama ». Dans ce film d’animation de 2009, on voyait le clown Ronald McDonald en braqueur, poursuivi par deux flics en forme de Bibendum Michelin pourvus des voix d’Omar Sy et de Fred Testot. Ce monde animé par 3 000 logos, « une critique du marketing généralisé », nous dit Houplain, sombrait dans un juste chaos. Une critique inspirante puisque le cinéaste a été approché pour la création d’un parc d’attraction­s, Adland, fondé exclusivem­ent sur le sponsoring de la pub…

Il n’empêche que, du succès, KidZania en a à revendre. La chaîne aux 960 sponsors engrange aujourd’hui entre 500 000 et 1 million de visiteurs par an sur chaque site. La France serait une des prochaines cibles du géant de l’edutainmen­t mexicain. Reste à savoir si la greffe prendrait chez nous. Fort de trente années d’expérience, Marco de la Fuente, pape de la pub et de l’agence Les Présidents, reste mitigé sur la question. « L’image d’une société exclusivem­ent marchande, aujourd’hui, c’est limite. » Le publicitai­re évoque la fin de la « logique invasive des marques », qu’il qualifie d’antiéthiqu­e, à la faveur des valeurs montantes : « Etre, pour une entreprise, un contribute­ur positif, garant d’une croissance durable. » Un discours qui n’est pas totalement absent du KidZania de Londres. Les enfants peuvent trier des vêtements en coton dans le H&M Conscious… mais c’est tout. Au Gourmet Burger Kitchen, on trouve de la « mayonnaise réelle », sans gluten ou halal, au choix, mais pas bio !

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