Le Point

Le PDG activiste du CAC 40

A la tête de Danone, Emmanuel Faber veut incarner le nouveau patronat : écolo, social et engagé. Enquête sur un dirigeant qui agace ses pairs.

- PAR BEATRICE PARRINO

La grenade a été dégoupillé­e le 25 avril. C’est la victime qui a mis au jour la nouvelle, sur les ondes de France Inter. Elle était bien informée, car c’est elle-même qui avait monté le coup. Tic-tac boum. L’homme, un quinquagén­aire d’allure sportive, vêtu d’un costume noir pour l’occasion, annonce qu’il déchire un chèque, un gros chèque. L’acte demeure virtuel, il ne déchire rien, mais il fait savoir qu’il renonce à 1,2 million d’euros par an. Emmanuel Faber, PDG de Danone depuis fin 2017, dit adieu à sa future retraite chapeau, sans compensati­on. Tic-tac boum. Ce mécanisme très spécial financé par les entreprise­s est en vigueur dans la majorité des grands groupes français : il offre aux dirigeants la promesse de vieux jours très dorés. Mais lui, Faber, n’en veut pas. Cette « décision personnell­e » provoque une petite secousse dans le milieu du CAC 40. Jusque-là, tous ceux qui

Chiffre d’affaires, en milliards d’euros ont renoncé à leur jackpot l’ont fait sous la contrainte médiatique, politique, voire juridique. « Je ne considère pas que cela puisse être une règle. C’est une question de besoin. Moi, je suis grimpeur, je fais de l’alpinisme ; si je prends des trucs dont je n’ai pas besoin dans mon sac, je le sens. Voilà, je prends seulement ce dont j’ai besoin. Ce n’est pas parce que le marché me le donne, pourrait me le donner, que je dois le prendre, je n’en ai pas besoin du tout », nous explique Emmanuel Faber.

Malgré toutes ses précaution­s verbales, Faber ne s’est pas fait que des amis. «C’est indécent. Il nous dit qu’il est tellement riche qu’il peut renoncer à des millions », s’agace un patron concurrent, qui n’a pas l’intention de copier Faber ni demain ni après-demain. Un autre : « A quoi il joue ? Qu’il aille faire du caritatif et arrête de nous emmerder. » « Cela reste un patron du CAC 40 bien payé [2,8 millions en 2018, NDLR] », souligne un de ses pairs. Fichtre, à les entendre, tout cela serait de l’infox, de la « com’ ». Faber avancerait « en sous-marin » ; « il est

Evolution des chiffres d’affaires mondiaux de Danone par secteur, en milliards d’euros

Répartitio­n géographiq­ue du chiffre d’affaires, en % 2015

fort quand même, il a inventé le culte de l’humilité », ■ s’amuse un ancien de Danone. « Le truc insupporta­ble, c’est qu’Emmanuel passe beaucoup de temps sur sa com’ personnell­e », souffle un de ses proches. Mais il n’y a pas que des personnes critiques, il y a aussi ceux qui affirment que Faber n’est pas « mauvais camarade », qui jurent qu’il n’y a pas plus « sincère » que lui sur la place de Paris, que « les autres sont jaloux car il est trop brillant », que, non, il n’est pas un « donneur de leçons ». « C’est un homme qui écoute, qui regarde le monde qui l’entoure », tranche un industriel.

Après avoir entendu nombre de personnes l’ayant côtoyé, on peut avancer qu’il y a une vraie recherche de simplicité doublée d’une quête de… profits.

« A quoi il joue ? Qu’il aille faire du caritatif et arrête de nous emmerder. » Un patron

Evolution de la part de marché de Danone en France sur les eaux, en %

Evolution de la part de marché de Danone en France sur ces principaux marchés, en %

que mieux on partage la valeur avec la société tout entière, plus on pourra en créer. Certains adorent ce type de discours, d’autres aimeraient que le PDG de Danone se concentre sur la création de valeur pour ses actionnair­es. Faber est certaineme­nt le patron le plus clivant d’Europe. »

Séduire les milléniaux. Autre exemple de charité bien ordonnée qui pourrait rapporter gros : Faber aime souligner que près d’un tiers de son chiffre d’affaires est certifié B. Corp, c’est-à-dire que certaines des filiales de Danone respectent une série d’objectifs extrafinan­ciers dans les domaines sociaux et environnem­entaux. Le geste est noble, certes, et l’enjeu économique non dérisoire. Ce type de notation est très en vogue, de plus en plus appréciée par les banques et les consommate­urs, même si elle n’est pas encore réglementé­e. Des personnali­tés de premier plan, dont le Prix Nobel d’économie français Jean Tirole, en font la promotion. « Les marques qui réussissen­t aujourd’hui sont celles qui affichent un engagement sociétal. Beaucoup de milléniaux y sont sensibles. On observe très fortement ce phénomène aux Etats-Unis », nous explique, de New York, le Français Eric Zeitoun, qui conseille des concurrent­s de Danone. La course est lancée, Emmanuel Faber va vite.

Toutes ses initiative­s, même si le collectif est mis en avant, Faber les mène seul. Pas le genre à passer un coup de fil à l’Afep, le puissant lobby des grands groupes français, pour le prévenir. Ses membres découvrent tout dans la presse. Agaçant. Faber leur avait déjà fait le coup, lors des débats sur la loi Pacte sur la notion de « raison d’être » qu’il poussait avec Antoine Frérot, PDG de Veolia, en coulisse et contre leur volonté. « Il nous avait emmerdés avec la raison d’être – et

Danone n’en a toujours pas », peste un distribute­ur. ■ Heureuseme­nt, Faber a désormais un copain à la tête du Medef, Geoffroy Roux de Bézieux, qui est tolérant avec lui : « C’est le nouveau monde du patronat. C’est vrai, Faber peut apparaître militant et un peu donneur de leçons, mais on a besoin d’électrons libres dans tous les milieux. »

Non, Faber ne se prend pas pour le Messie, il est simplement aux commandes d’une entreprise de 100 000 salariés et de 25 milliards d’euros de chiffre d’affaires, qui possède de nombreuses marques (Evian, Blédina, Alpro, Activia, etc.) et qui a d’énormes défis à relever. « Il a conscience que le capitalism­e tel qu’il existe aujourd’hui peut conduire une entreprise à sa fin», souligne un proche. « Emmanuel croit en un modèle qui tienne compte de toutes les parties prenantes et il est prêt à participer à l’évolution de notre système économique, pour que celui-ci fonctionne pour plus de personnes et pour la planète », avance Paul Polman, l’ancien PDG d’Unilever.

Il faut dire que ce capitalism­e, trop déshumanis­é à son goût, vacille, même dans le camp des libéraux : de nos jours, l’acceptable devient rapidement inacceptab­le. C’est ainsi que ce qui peut sembler très terre à terre, vendre des yaourts, de l’eau ou des petits pots, prend des allures de casse-tête moral et commercial. Même si Danone gagne de l’argent (2,3 milliards d’euros), Faber doit se démener avec une croissance faiblarde, prendre en compte les difficulté­s économique­s du monde agricole, jongler avec les révolution­s en cours dans la grande distributi­on, répondre aux nouvelles obsessions alimentair­es avec des consommate­urs qui rejettent l’utilisatio­n de lait animal et les produits transformé­s, plébiscite­nt les circuits courts, se soumettent à des injonction­s écologique­s, militent pour une lutte contre le plastique, etc. « Nous avons su anticiper certains sujets, mais sur d’autres nous sommes en retard. C’est le cas dans l’utilisatio­n du plastique», concède Faber.

Le principal problème de Danone, c’est le volume. Croître est devenu un vrai défi dans les pays développés. En France, le groupe compose en proposant des dont 13 en France

● Danone ● Actimel ● Activia ● Alpro

● Volvic ● Evian

● Blédina

Geoffroy Roux de Bézieux, président du Medef

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