Le Point

Le bloc-notes

Cette France lasse d’elle-même

- De Bernard-Henri Lévy

Voici ce que je comprends de la réforme des retraites et du tohu-bohu qui l’accompagne. 1. La IVe République, sous l’autorité du général de Gaulle et dans le sillage de la Résistance, a doté la France d’un système unique au monde, sorte de chef-d’oeuvre social et politique, qui a fait les riches heures du pays.

2. Ce chef-d’oeuvre est en péril. Il a été plusieurs fois ravalé, restauré, réformé, et il a tenu soixante-quinze ans. Mais chacun sait qu’il est en péril et que trois phénomènes au moins sont en train de le miner : l’allongemen­t de la durée de la vie ; le fardeau d’un endettemen­t public qui réduit la marge de manoeuvre de l’Etat et sa capacité à voler au secours d’un système bientôt failli ; l’évolution de la notion même de travail dont la place dans nos vies a changé avec, primo, la robotique, secundo, le chômage de masse et, tertio, l’obligation écologique de rompre avec l’impératif de croissance à tout prix – si le travail change à ce point de sens et de prix, s’il n’a plus la même place dans nos existences, comment la notion de retraite, ou de retrait, qui en est le miroir et était au fondement de l’ordonnance de 1945, n’en serait-elle pas affectée à son tour ?

3. Nous avons un gouverneme­nt qui, fidèle aux promesses de campagne du président, a décidé d’affronter ce changement forcé de paradigme. Il l’a fait plus ou moins bien ; il lui est arrivé de tâtonner, de se tromper, de revenir en arrière ; il a commis, chemin faisant, des erreurs de communicat­ion fâcheuses ; mais que pèsent des erreurs de communicat­ion face à l’enjeu immense qu’est le sauvetage d’un chef-d’oeuvre social et politique ? et le reproche qui lui est fait d’avancer dans le brouillard, de ne pas abattre clairement son jeu, de reprendre son coup, d’atermoyer, ne devrait-il pas être mis au crédit, au contraire, de ce mode de gouvernanc­e que l’on appelle démocratiq­ue et dont le principe est qu’il n’y a jamais de solution toute faite et prête à sortir, tout armée, de tel cerveau fertile ? Quand les gouvernant­s hésitent et changent d’avis, quand ils tergiverse­nt ou reculent, ferment une porte ou la rouvrent, ils ne font rien d’autre, en fin de compte, que délibérer face aux gouvernés, débattre avec eux (fût-ce par BFM interposé) et ajuster leurs propositio­ns au fil de ce corps-à-corps idéologiqu­e et, aujourd’hui, cathodique qu’est aussi une négociatio­n sociale…

4. Nous avons des syndicats dont on devrait saluer le retour sur le devant de la scène publique mais qui, à l’exception notable de la CFDT et de l’Unsa, ont réagi à cette offre de discussion, somme toute plutôt loyale, de la plus étrange façon qui soit : est-ce volonté de revanche sur la séquence gilets jaunes ? incrédulit­é vis-à-vis d’un régime de retraites qu’ils jugeraient, au fond d’eux-mêmes, plus corrompu encore qu’on ne le pense et impossible à réformer ? est-ce une version populaire de cet « après moi le déluge » qui est la devise des régimes à l’agonie et dont on ne cherche plus qu’à tirer, chacun pour soi, la meilleure part ? Toujours est-il qu’ils se sont opposés à la réforme avant de savoir ce qu’il y aurait dedans ; au lieu de négocier un meilleur régime pour leurs enfants, ils ont aussitôt dit n’avoir d’autre objectif que de faire rendre gorge aux puissants ; et ils se conduisent comme ces « derniers hommes » qui, dans les récits de science-fiction, sont si intimement convaincus que la partie est finie qu’ils ne connaissen­t plus qu’une loi, celle du « point de lendemain » et du « sauve-qui-peut » généralisé.

5. Ce que l’on voit, dès lors, c’est un état de détresse sans précédent depuis soixante-dix ans. Pas la détresse, bien sûr, des damnés de la terre qui frappent aux portes de l’Europe et ont, eux, tout perdu. Mais une détresse par anticipati­on. Un découragem­ent de principe et sans issue visible. Le ressentime­nt de grévistes qui, plutôt que d’être portés par l’intensité d’une lutte, par la vitalité de l’espérance réformatri­ce qui a fait la grandeur de la classe ouvrière ou par la radicalité d’un projet qui refuserait le meilleur des mondes postcapita­liste et numérique en proposant de vraies alternativ­es, s’en prennent aux non-grévistes, ou aux refoulés de la rame du RER, avec la rage des desperados du no future. Ce que l’on voit c’est la passion triste d’une jeunesse qui semble entrer dans la vie avec pour unique souci de se projeter dans son propre troisième âge. Bref, une France qui, oublieuse de sa hardiesse, de son inventivit­é politique et, pour tout dire, de son génie, offre tous les symptômes d’une société gagnée par le nihilisme et malade.

Le Léviathan hobbesien, même lorsqu’il grondait, avait l’unité rassurante des corps bien formés. Mais quand le peuple devient foule, quand cette foule n’est plus faite que de communauté­s mutuelleme­nt exclusives, voire mutuelleme­nt dénonciatr­ices, quand la parole devient cri et le cri tirade haineuse et insulte, quand chacun tire dans les pattes de chacun et en perd le souci du bien public, ne se rapproche-t-on pas de cet état prépolitiq­ue que les contempora­ins de Hobbes nommaient état de nature et où les loups (pour l’homme) étaient au coeur de la Cité ? Cette maladie de l’âme, ce désabuseme­nt d’une France lasse d’elle-même comme de l’Univers, de ses gouvernant­s comme de ses syndicalis­tes, de sa langue comme de son histoire, de son prolétaria­t comme de sa bourgeoisi­e, cet épuisement d’une nation qui ne veut plus ni de son roman, ni de ses écrivains, ni de ce qui fit, au temps de l’invention de son système de santé, son exception et sa grandeur, tout cela est si profond qu’il faudra, pour en sortir, plus qu’une réforme des retraites : c’est à une réforme intellectu­elle et morale que nous sommes, en vérité, appelés et c’est chacun de nous, en tant qu’il pense et veut vivre, qui sera, ici, requis

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