Le Point

Ils ont abîmé la liberté d’expression en 2019

« Le Point » décerne ses bâillons d’or à ceux – et ils étaient nombreux – qui, cette année, ont censuré des conférence­s, des pièces, des discours, des films ou des articles. Palmarès.

- THOMAS MAHLER ET LAETITIA STRAUCH-BONART

En 2019, une pétition a exigé l’annulation de l’hommage du Festival de Cannes à Alain Delon, un « acteur raciste, homophobe et misogyne ». Un film sur l’affaire Dreyfus a été déprogramm­é dans plusieurs salles du fait d’accusation­s de viol, remontant aux années 1970, contre son réalisateu­r. Mais c’est dans les université­s, lieux par excellence de la confrontat­ion des idées et de la liberté académique, que les atteintes à la liberté d’expression ont été les plus choquantes. En février, des nationalis­tes polonais ont perturbé un colloque organisé à l’Ecole des hautes études en sciences sociales sur «La nouvelle école polonaise d’histoire de la Shoah », au cours duquel ils ont tenu des propos antisémite­s. En mars, à la Sorbonne, des associatio­ns antiracist­es – la Ligue de défense noire africaine, la Brigade anti-négrophobi­e et le Conseil représenta­tif des associatio­ns noires – ont empêché la représenta­tion de la pièce d’Eschyle «Les suppliante­s» pour cause de black

face. En octobre, des collectifs (Riposte trans, Associatio­n ■ des jeunes et étudiants.e.s LGBT de Bordeaux) ont provoqué l’annulation de la conférence, à l’université Bordeaux Montaigne, de la philosophe Sylviane Agacinski, opposée à la « PMA pour toutes » et à la GPA, mais favorable au mariage gay. En novembre, François Hollande n’a pas pu s’exprimer à l’université de Lille, certains étudiants allant jusqu’à déchirer des pages de son livre « Répondre à la crise démocratiq­ue » (photo ci-dessous).

Si, parfois, comme dans le cas des « Suppliante­s », on s’en prend à des oeuvres dont on dénonce l’idéologie supposée raciste, sexiste, transphobe, dans la majorité des cas, des groupuscul­es contestent la venue d’une personnali­té jugée idéologiqu­ement douteuse, incompatib­le avec la doxa identitair­e militante, la conférence finissant par être annulée pour des raisons de « sécurité ». « L’idée que le discours peut être porteur de violence s’est diffusée si rapidement qu’elle a changé la culture universita­ire, nous confiait Jonathan Haidt, professeur de psychologi­e à la New York University et coauteur de “The Coddling of the American Mind”. Bien sûr, depuis les années 1960, les étudiants ont eu des idées politiques fortes et se sont opposés à des intellectu­els. Ce qui est nouveau, en revanche, c’est que les idées qu’ils ne partagent pas peuvent leur faire du mal. Ils se sont mis à réclamer une sécurité par rapport à ces idées divergente­s, et il est difficile de dire non à ces réclamatio­ns. Aucun administra­teur d’université ne veut mettre ses étudiants en danger. »

En 2019, l’Allemagne s’est elle aussi inquiétée pour la liberté d’expression, ciblée à gauche comme à droite. Les hebdomadai­res de référence Der Spiegel et Die Zeit ont consacré des unes au sujet après que l’économiste Bernd Lucke, l’un des fondateurs de l’AfD (parti qu’il a quitté en 2015), a été empêché par des étudiants de donner ses premiers cours magistraux à Hambourg. L’assassinat par un néo-nazi de Walter Lübcke, élu de la CDU en Hesse qui s’était prononcé en faveur de l’accueil des réfugiés en 2015, a rappelé que les mots peuvent signer un arrêt de mort. Et un sondage de l’institut Allensbach a fait du bruit en montrant que près de deux tiers (63 %) des Allemands ont peur de dire ce qu’ils pensent en public.

Aux Etats-Unis, pays auquel on doit les notions de trigger warning – le fait de prévenir un auditoire qu’il pourrait être heurté par les propos qui vont être tenus – et de safe space – espace protégé étanche à toutes idées divergente­s –, la liberté d’expression est un patrimoine en péril depuis plusieurs années. Comme le rappelle Jonathan Haidt, « quand la libertarie­nne Wendy McElroy est venue en 2015 à l’université de Brown pour critiquer le féminisme radical, des étudiants ont ouvert un safe space où l’on pouvait se rendre pour se calmer et où l’on pouvait trouver des cookies, faire des bulles et de la pâte à modeler ». Les campus n’ont pas l’exclusivit­é de ces reculs. Le 10 juin, le New York Times annonçait qu’il ne publierait plus de caricature­s après une polémique suscitée par un dessin

jugé antisémite. Dirigeant de l’équipe de basket-ball des Houston Rockets, Daryl Morey a failli perdre son poste pour un simple tweet de soutien aux manifestan­ts de Hongkong qui a viré au scandale diplomatic­o-commercial. La NBA a d’abord déclaré que Morey avait « offensé tant de nos amis et fans de Chine, ce qui est regrettabl­e », avant de se rappeler qu’elle représenta­it quand même la nation du premier amendement.

Offenses subjective­s. Timothy Garton Ash, historien à Oxford, a publié un livre de référence sur la question : « Free Speech. Ten Principles for a Connected World » (Yale University Press). Dans un monde globalisé où tous les êtres humains, ou presque, sont connectés, il est aisé d’exprimer ses pensées avec l’espoir de toucher des millions de ses congénères. « Jamais, dans l’histoire humaine, il n’y a eu une telle opportunit­é pour la liberté d’expression », écrit-il. Mais jamais non plus il n’y a eu autant d’occasions de frictions idéologiqu­es et de chocs culturels. En 1989, année de l’invention du Web, la vie du Britanniqu­e Salman Rushdie s’est trouvée menacée par une fatwa édictée à Téhéran. Comme l’explique Timothy Garton Ash, la censure étatique règne toujours dans des pays comme la Chine. Mais en Occident, où l’Etat garantit au contraire l’expression libre des opinions, les controvers­es se concentren­t principale­ment sur des questions de préjudices moraux et d’offenses subjective­s. L’historien estime que nous devrions limiter le moins possible la liberté d’expression par la loi ou par la pression des gouverneme­nts et des entreprise­s. Et surtout ne pas céder à la tyrannie des susceptibl­es. « Notre modèle doit-il être l’activiste identitair­e susceptibl­e qui ne cesse de pleurer en disant : “Je me sens offensé” ? Ou alors devrions-nous plutôt nous inspirer de Gandhi, qui disait : “Quoique ce que je lis ou ce que j’entends soit grandement blessant, je me dis que c’est en dessous de ma dignité de me vexer. Ce sont ceux qui m’insultent qui s’avilissent eux-mêmes” ? »

Des libéraux comme Timothy Garton Ash s’opposent même à la prohibitio­n des propos haineux, sauf s’ils représente­nt une menace physique imminente ou déshumanis­ent un groupe social dans son ensemble. Eric Zemmour doit être jugé en janvier pour son discours lors de la Convention de la droite qui fustigeait des immigrés « colonisate­urs » et l’« islamisati­on de la rue ». La chaîne LCI s’est retrouvée sous le feu des critiques – notamment ceux du CSA – pour avoir diffusé en intégralit­é cette sortie d’inspiratio­n maurrassie­nne. Mais on peut estimer que la retransmis­sion a, au contraire, permis de montrer au grand public l’extrémisme du polémiste.

Dans cette ambiance délétère, et alors que de plus en plus d’intellectu­els et de scientifiq­ues comme le psychologu­e cognitivis­te Steven Pinker ou le biologiste Jerry Coyne s’engagent en faveur du free speech, nous avons décidé de décerner nos bâillons d’or à ceux qui ont été cette année les plus grands obstacles à la liberté d’expression. Et les lauréats sont…

Depuis quand retirer un film des écrans protégerai­t-il les femmes des agressions sexuelles ? « A titre personnel, je n’irai pas voir le film de Roman Polanski et j’appelle les spectateur­s à faire de même, a expliqué le 19 novembre Gérard Cosme (photo), président PS de l’établissem­ent public territoria­l Est Ensemble (qui regroupe neuf communes de Seine-Saint-Denis). La promotion d’un film dont le réalisateu­r est soupçonné de violences à caractère sexuel ne fait que raviver, pour les victimes, les souffrance­s passées et doit interroger notre société sur la place que l’on accorde à un tel artiste. » Le jour même, à l’issue d’un conseil houleux au cours duquel des militantes féministes ont brandi des soutiens-gorge, l’ancien maire du Pré-Saint-Gervais annonce la déprogramm­ation de « J’accuse » dans les cinémas d’Est Ensemble. Mais les directeurs des six cinémas en question goûtent peu la mesure. « Nous demandons dès à présent à nos élus la liste des cinéastes dont nous n’aurons plus le droit de programmer les films et la définition de leurs critères. Un comité de vérificati­on de la moralité des artistes programmés est-il prévu puisque la liberté individuel­le des spectateur­s n’est pas suffisante ? » ironise sur Facebook Stéphane Goudet, responsabl­e du Méliès à Montreuil. Après les avoir consultés, Gérard Cosme a finalement fait marche arrière, se contentant d’appeler au boycott et d’accompagne­r chaque projection du film d’un débat. La municipali­té PCF d’Ivry-sur-Seine a annulé des séances après une manifestat­ion de féministes. La ville de Montpellie­r a pris elle-même la décision de retirer « J’accuse » du programme du cinéma municipal Nestor-Burma. L’adjointe Caroline Navarre a tenu à préciser que cela n’était pas « une censure culturelle »…

« Cet événement aura au moins eu le mérite de faire connaître au grand public cette très belle pièce que sont “Les suppliante­s” d’Eschyle. » C’est la leçon positive que retient Alain Tallon (photo), doyen de la faculté de lettres de la Sorbonne, de la tentative liberticid­e la plus commentée de cette année : en mars, plusieurs associatio­ns antiracist­es, accompagné­es par l’Unef, ont réussi à empêcher la représenta­tion de cette pièce de théâtre au sein de l’université pour cause de prétendu blackface. En réalité, si les acteurs qui jouaient des Noirs portaient des masques et du maquillage, c’était conforméme­nt aux pratiques théâtrales de l’époque. L’université a réagi sans détour puisqu’elle a dénoncé l’intimidati­on exercée par les militants, porté plainte et reprogramm­é la pièce. Pour le reste, ces péripéties ont de quoi choquer : c’est pourquoi, depuis lors, Alain Tallon a pris son bâton de pèlerin pour « dénoncer publiqueme­nt » ces dérives dans les médias.

La censure serait-elle à la hausse en France ? « En fait, explique-t-il, il faut voir dans cet épisode moins une montée de la censure que le triomphe de la bêtise, ce qui est toujours très ennuyeux à l’université. » En effet, « traiter Eschyle de raciste est rien de moins qu’une stupidité. Ces personnes sont incapables de déployer le moindre argument, à part des slogans. C’est cela qui m’inquiète. D’ailleurs, la censure est un acte intelligen­t ! Je travaille sur les XVIe et XVIIe siècles, qui ont inventé beaucoup de moyens de censure ; or celle-ci repose sur un travail de lecture fine par lequel on essaie de comprendre ce qui est écrit pour l’effacer ou le manipuler. Je ne défends pas ce procédé, mais je remarque simplement qu’entre la censure et la bêtise qui s’est affichée en mars il y a une différence ». Or la bêtise nourrit bien l’incapacité à dialoguer. Alors que le doyen tentait de discuter avec les manifestan­ts et leur proposait même de se rencontrer plus tard pour débattre, « ils ont refusé, encore une fois par bêtise, car ils savent qu’ils n’ont pas d’arguments ». Depuis, Tallon ne craint pas de dire en face à l’Unef, quand il rencontre ses représenta­nts, à quel point l’attitude du syndicat l’a scandalisé. Que lui répond l’organisati­on ? « Rien. Depuis longtemps, le syndicalis­me étudiant est, pour reprendre une expression à la mode, en état de mort cérébrale. » Le chercheur est consterné par une telle fermeture d’esprit, antithétiq­ue à la mission de l’université. « Si on veut une université inoffensiv­e, lâche-t-il, on s’inscrit à celle de Pyongyang ! »

Ce qui frappe également, c’est à quel point ces militants sont minoritair­es. « La grande majorité des chercheurs et des étudiants ne sont pas d’accord avec cette dérive, qui est le fait de groupuscul­es », précise Alain Tallon. Mais, comme toujours, les actions de minorités déterminée­s et organisées peuvent avoir des effets disproport­ionnés. La leçon ? Face à la stupidité minoritair­e, il ne faut jamais baisser la garde.

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