Ils ont abîmé la liberté d’expression en 2019
« Le Point » décerne ses bâillons d’or à ceux – et ils étaient nombreux – qui, cette année, ont censuré des conférences, des pièces, des discours, des films ou des articles. Palmarès.
En 2019, une pétition a exigé l’annulation de l’hommage du Festival de Cannes à Alain Delon, un « acteur raciste, homophobe et misogyne ». Un film sur l’affaire Dreyfus a été déprogrammé dans plusieurs salles du fait d’accusations de viol, remontant aux années 1970, contre son réalisateur. Mais c’est dans les universités, lieux par excellence de la confrontation des idées et de la liberté académique, que les atteintes à la liberté d’expression ont été les plus choquantes. En février, des nationalistes polonais ont perturbé un colloque organisé à l’Ecole des hautes études en sciences sociales sur «La nouvelle école polonaise d’histoire de la Shoah », au cours duquel ils ont tenu des propos antisémites. En mars, à la Sorbonne, des associations antiracistes – la Ligue de défense noire africaine, la Brigade anti-négrophobie et le Conseil représentatif des associations noires – ont empêché la représentation de la pièce d’Eschyle «Les suppliantes» pour cause de black
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face. En octobre, des collectifs (Riposte trans, Association ■ des jeunes et étudiants.e.s LGBT de Bordeaux) ont provoqué l’annulation de la conférence, à l’université Bordeaux Montaigne, de la philosophe Sylviane Agacinski, opposée à la « PMA pour toutes » et à la GPA, mais favorable au mariage gay. En novembre, François Hollande n’a pas pu s’exprimer à l’université de Lille, certains étudiants allant jusqu’à déchirer des pages de son livre « Répondre à la crise démocratique » (photo ci-dessous).
Si, parfois, comme dans le cas des « Suppliantes », on s’en prend à des oeuvres dont on dénonce l’idéologie supposée raciste, sexiste, transphobe, dans la majorité des cas, des groupuscules contestent la venue d’une personnalité jugée idéologiquement douteuse, incompatible avec la doxa identitaire militante, la conférence finissant par être annulée pour des raisons de « sécurité ». « L’idée que le discours peut être porteur de violence s’est diffusée si rapidement qu’elle a changé la culture universitaire, nous confiait Jonathan Haidt, professeur de psychologie à la New York University et coauteur de “The Coddling of the American Mind”. Bien sûr, depuis les années 1960, les étudiants ont eu des idées politiques fortes et se sont opposés à des intellectuels. Ce qui est nouveau, en revanche, c’est que les idées qu’ils ne partagent pas peuvent leur faire du mal. Ils se sont mis à réclamer une sécurité par rapport à ces idées divergentes, et il est difficile de dire non à ces réclamations. Aucun administrateur d’université ne veut mettre ses étudiants en danger. »
En 2019, l’Allemagne s’est elle aussi inquiétée pour la liberté d’expression, ciblée à gauche comme à droite. Les hebdomadaires de référence Der Spiegel et Die Zeit ont consacré des unes au sujet après que l’économiste Bernd Lucke, l’un des fondateurs de l’AfD (parti qu’il a quitté en 2015), a été empêché par des étudiants de donner ses premiers cours magistraux à Hambourg. L’assassinat par un néo-nazi de Walter Lübcke, élu de la CDU en Hesse qui s’était prononcé en faveur de l’accueil des réfugiés en 2015, a rappelé que les mots peuvent signer un arrêt de mort. Et un sondage de l’institut Allensbach a fait du bruit en montrant que près de deux tiers (63 %) des Allemands ont peur de dire ce qu’ils pensent en public.
Aux Etats-Unis, pays auquel on doit les notions de trigger warning – le fait de prévenir un auditoire qu’il pourrait être heurté par les propos qui vont être tenus – et de safe space – espace protégé étanche à toutes idées divergentes –, la liberté d’expression est un patrimoine en péril depuis plusieurs années. Comme le rappelle Jonathan Haidt, « quand la libertarienne Wendy McElroy est venue en 2015 à l’université de Brown pour critiquer le féminisme radical, des étudiants ont ouvert un safe space où l’on pouvait se rendre pour se calmer et où l’on pouvait trouver des cookies, faire des bulles et de la pâte à modeler ». Les campus n’ont pas l’exclusivité de ces reculs. Le 10 juin, le New York Times annonçait qu’il ne publierait plus de caricatures après une polémique suscitée par un dessin
jugé antisémite. Dirigeant de l’équipe de basket-ball des Houston Rockets, Daryl Morey a failli perdre son poste pour un simple tweet de soutien aux manifestants de Hongkong qui a viré au scandale diplomatico-commercial. La NBA a d’abord déclaré que Morey avait « offensé tant de nos amis et fans de Chine, ce qui est regrettable », avant de se rappeler qu’elle représentait quand même la nation du premier amendement.
Offenses subjectives. Timothy Garton Ash, historien à Oxford, a publié un livre de référence sur la question : « Free Speech. Ten Principles for a Connected World » (Yale University Press). Dans un monde globalisé où tous les êtres humains, ou presque, sont connectés, il est aisé d’exprimer ses pensées avec l’espoir de toucher des millions de ses congénères. « Jamais, dans l’histoire humaine, il n’y a eu une telle opportunité pour la liberté d’expression », écrit-il. Mais jamais non plus il n’y a eu autant d’occasions de frictions idéologiques et de chocs culturels. En 1989, année de l’invention du Web, la vie du Britannique Salman Rushdie s’est trouvée menacée par une fatwa édictée à Téhéran. Comme l’explique Timothy Garton Ash, la censure étatique règne toujours dans des pays comme la Chine. Mais en Occident, où l’Etat garantit au contraire l’expression libre des opinions, les controverses se concentrent principalement sur des questions de préjudices moraux et d’offenses subjectives. L’historien estime que nous devrions limiter le moins possible la liberté d’expression par la loi ou par la pression des gouvernements et des entreprises. Et surtout ne pas céder à la tyrannie des susceptibles. « Notre modèle doit-il être l’activiste identitaire susceptible qui ne cesse de pleurer en disant : “Je me sens offensé” ? Ou alors devrions-nous plutôt nous inspirer de Gandhi, qui disait : “Quoique ce que je lis ou ce que j’entends soit grandement blessant, je me dis que c’est en dessous de ma dignité de me vexer. Ce sont ceux qui m’insultent qui s’avilissent eux-mêmes” ? »
Des libéraux comme Timothy Garton Ash s’opposent même à la prohibition des propos haineux, sauf s’ils représentent une menace physique imminente ou déshumanisent un groupe social dans son ensemble. Eric Zemmour doit être jugé en janvier pour son discours lors de la Convention de la droite qui fustigeait des immigrés « colonisateurs » et l’« islamisation de la rue ». La chaîne LCI s’est retrouvée sous le feu des critiques – notamment ceux du CSA – pour avoir diffusé en intégralité cette sortie d’inspiration maurrassienne. Mais on peut estimer que la retransmission a, au contraire, permis de montrer au grand public l’extrémisme du polémiste.
Dans cette ambiance délétère, et alors que de plus en plus d’intellectuels et de scientifiques comme le psychologue cognitiviste Steven Pinker ou le biologiste Jerry Coyne s’engagent en faveur du free speech, nous avons décidé de décerner nos bâillons d’or à ceux qui ont été cette année les plus grands obstacles à la liberté d’expression. Et les lauréats sont…
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Depuis quand retirer un film des écrans protégerait-il les femmes des agressions sexuelles ? « A titre personnel, je n’irai pas voir le film de Roman Polanski et j’appelle les spectateurs à faire de même, a expliqué le 19 novembre Gérard Cosme (photo), président PS de l’établissement public territorial Est Ensemble (qui regroupe neuf communes de Seine-Saint-Denis). La promotion d’un film dont le réalisateur est soupçonné de violences à caractère sexuel ne fait que raviver, pour les victimes, les souffrances passées et doit interroger notre société sur la place que l’on accorde à un tel artiste. » Le jour même, à l’issue d’un conseil houleux au cours duquel des militantes féministes ont brandi des soutiens-gorge, l’ancien maire du Pré-Saint-Gervais annonce la déprogrammation de « J’accuse » dans les cinémas d’Est Ensemble. Mais les directeurs des six cinémas en question goûtent peu la mesure. « Nous demandons dès à présent à nos élus la liste des cinéastes dont nous n’aurons plus le droit de programmer les films et la définition de leurs critères. Un comité de vérification de la moralité des artistes programmés est-il prévu puisque la liberté individuelle des spectateurs n’est pas suffisante ? » ironise sur Facebook Stéphane Goudet, responsable du Méliès à Montreuil. Après les avoir consultés, Gérard Cosme a finalement fait marche arrière, se contentant d’appeler au boycott et d’accompagner chaque projection du film d’un débat. La municipalité PCF d’Ivry-sur-Seine a annulé des séances après une manifestation de féministes. La ville de Montpellier a pris elle-même la décision de retirer « J’accuse » du programme du cinéma municipal Nestor-Burma. L’adjointe Caroline Navarre a tenu à préciser que cela n’était pas « une censure culturelle »…
« Cet événement aura au moins eu le mérite de faire connaître au grand public cette très belle pièce que sont “Les suppliantes” d’Eschyle. » C’est la leçon positive que retient Alain Tallon (photo), doyen de la faculté de lettres de la Sorbonne, de la tentative liberticide la plus commentée de cette année : en mars, plusieurs associations antiracistes, accompagnées par l’Unef, ont réussi à empêcher la représentation de cette pièce de théâtre au sein de l’université pour cause de prétendu blackface. En réalité, si les acteurs qui jouaient des Noirs portaient des masques et du maquillage, c’était conformément aux pratiques théâtrales de l’époque. L’université a réagi sans détour puisqu’elle a dénoncé l’intimidation exercée par les militants, porté plainte et reprogrammé la pièce. Pour le reste, ces péripéties ont de quoi choquer : c’est pourquoi, depuis lors, Alain Tallon a pris son bâton de pèlerin pour « dénoncer publiquement » ces dérives dans les médias.
La censure serait-elle à la hausse en France ? « En fait, explique-t-il, il faut voir dans cet épisode moins une montée de la censure que le triomphe de la bêtise, ce qui est toujours très ennuyeux à l’université. » En effet, « traiter Eschyle de raciste est rien de moins qu’une stupidité. Ces personnes sont incapables de déployer le moindre argument, à part des slogans. C’est cela qui m’inquiète. D’ailleurs, la censure est un acte intelligent ! Je travaille sur les XVIe et XVIIe siècles, qui ont inventé beaucoup de moyens de censure ; or celle-ci repose sur un travail de lecture fine par lequel on essaie de comprendre ce qui est écrit pour l’effacer ou le manipuler. Je ne défends pas ce procédé, mais je remarque simplement qu’entre la censure et la bêtise qui s’est affichée en mars il y a une différence ». Or la bêtise nourrit bien l’incapacité à dialoguer. Alors que le doyen tentait de discuter avec les manifestants et leur proposait même de se rencontrer plus tard pour débattre, « ils ont refusé, encore une fois par bêtise, car ils savent qu’ils n’ont pas d’arguments ». Depuis, Tallon ne craint pas de dire en face à l’Unef, quand il rencontre ses représentants, à quel point l’attitude du syndicat l’a scandalisé. Que lui répond l’organisation ? « Rien. Depuis longtemps, le syndicalisme étudiant est, pour reprendre une expression à la mode, en état de mort cérébrale. » Le chercheur est consterné par une telle fermeture d’esprit, antithétique à la mission de l’université. « Si on veut une université inoffensive, lâche-t-il, on s’inscrit à celle de Pyongyang ! »
Ce qui frappe également, c’est à quel point ces militants sont minoritaires. « La grande majorité des chercheurs et des étudiants ne sont pas d’accord avec cette dérive, qui est le fait de groupuscules », précise Alain Tallon. Mais, comme toujours, les actions de minorités déterminées et organisées peuvent avoir des effets disproportionnés. La leçon ? Face à la stupidité minoritaire, il ne faut jamais baisser la garde.