Paléontologue
Yves Coppens
l’Afar, complexe sédimentaire inséré ■ entre, d’une part, les plateaux éthiopien et somalien, respectivement à l’ouest et au sud, et, d’autre part, la mer Rouge, le golfe d’Aden et l’océan Indien à l’est. Or, sur le grand nombre de sites de vertébrés fossiles rencontrés, nous avions choisi de commencer par celui de Hadar, sur la rive gauche de l’Awash.
C’est donc à Hadar que notre toute nouvelle IARE s’est rendue en 1973, forte, cette fois, d’une vingtaine de chercheurs, collaborateurs respectifs des trois chefs d’expédition, trois petites équipes en une seule en quelque sorte. Et, dès cette campagne, la chance nous sourit, nous offrant nos tout premiers fossiles d’hominidés : un fragment de temporal, un autre (distal) de fémur et un troisième (proximal) de tibia, autrement dit un bout de crâne et un genou, que j’avais alors appelé « le genou de Claire » ! Cette chance ne nous a plus quittés et nous avons ainsi recueilli, en 1974, un squelette, la fameuse Lucy, un important lot d’ossements d’individus de tous âges en 1975 (que Johanson appela « The first family », nom que l’on donne aux Etats-Unis à la famille du président), et beaucoup d’autres documents encore durant la campagne 1976-1977, qui fut la dernière de cette « séquence » pour des questions de sécurité (nous nous trouvions entre une guerre au nord et un maquis au sud) ! Nous étions alors en possession de 240 restes d’une nouvelle espèce de préhumains qu’en 1978 Donald Johanson, Tim White et moi-même baptisâmes Australopithecus afarensis dans un article de la revue américaine Kirtlandia, publiée par le Musée d’histoire naturelle de Cleveland, où travaillait Donald. Notre absence sur le terrain durera une petite quinzaine d’années, puis Donald Johanson reprit avec succès le chantier (aujourd’hui sous la direction
de William Kimbel). Le gisement de Hadar peut désormais offrir à la communauté scientifique internationale et à l’histoire de l’humanité un total de 427 fossiles d’hominidés.
Ce fut durant la campagne de 1974 que Lucy accepta de se « montrer » à nous. Un beau matin du mois de novembre, Donald Johanson et Tom Gray (un de ses étudiants en thèse) en collectèrent le tout premier morceau, un os de l’avant-bras, puis d’autres et d’autres encore, quinze jours durant… jusqu’à un total de 52 os déterminables et qui apparurent, étant donné la couleur, la patine, la densité, les calibres et le fait qu’ils ne se doublaient pas, comme appartenant à un même individu.
C’était une grande découverte, car, jusqu’alors, malgré le grand nombre de fossiles de préhumains recueillis en Afrique du Sud et en Afrique de l’Est, aucun squelette aussi complet n’avait été rencontré. Or « complet » voulait dire susceptible d’avouer sa taille (1,10 mètre), son poids extrapolé (25 kilos), ses proportions, ses articulations et, par voie de conséquence, ses gestes, ses comportements, et donc son environnement… Lucy, qui portait le numéro de catalogue AL288, devint Lucy, par référence à la chanson des Beatles, « Lucy in the Sky with Diamonds », à la suite d’une proposition lancée, pour plaisanter, par une jeune Américaine, amie de Donald et de passage dans notre camp. La découverte de Lucy fut annoncée dans beaucoup de journaux scientifiques dès 1975, mais elle fut publiée en premier dans les comptes rendus des séances de l’Académie des sciences de l’Institut de France (Taieb, Johanson, Coppens).
Marcheuse et grimpeuse à la fois Lucy fut alors étudiée, aux Etats-Unis, par Donald Johanson et ses collègues et publiée dans un numéro spécial de l’American Journal of Physical Anthropology (1982) ; j’y étais coauteur. Elle fut également étudiée en France, découpée en morceaux, qui furent distribués à un certain nombre de mes élèves en thèse (Brigitte Senut, Christine Tardieu, Christine Berge, Yvette Deloison…). Elle fut décrite, debout (courbures de la colonne vertébrale, bassin large et bas) et donc dotée d’une bipédie incontestable, mais bipédie d’autant plus précaire encore qu’elle était restée arboricole (point de vue français, non partagé par l’équipe américaine, mais qui finalement prévalut). Elle dut son succès scientifique au fait qu’il s’agissait du squelette le moins incomplet de préhumain connu et qu’à l’époque la majorité des paléoanthropologues estimait que c’était la plus ancienne espèce connue de ce groupe (3,2 millions d’années), au fait aussi, pour notre école, qu’elle marchait et grimpait à la fois. Quant à son incroyable popularité mondiale, elle vient, je pense, de ce que avons pu en esquisser la silhouette ! Soudain, la grande antiquité tropicale et africaine de l’homme s’est concrétisée sous les traits d’un personnage, petit, féminin, exotique, apparaissant comme l’ancêtre de l’humanité et portant un prénom que beaucoup connaissaient. L’émotion s’en mêlant, Lucy est devenue la sympathique et inattendue grand-mère, très attachante, presque touchante, de tous (ou presque !).
Que reste-t-il de sa gloire ? On a trouvé, depuis 1974, beaucoup plus complet (le squelette d’un australopithèque, à peu près contemporain de Lucy, surnommé Little Foot, en Afrique du Sud), beaucoup plus ancien (Toumaï, 7 millions d’années, au Tchad). On a confirmé qu’elle marchait et grimpait, et certains (dont je suis) ont mis en doute sa directe ancestralité de l’homme. Elle n’est donc plus la plus complète, la plus ancienne australopithèque, ni peut-être notre ancêtre, mais elle demeure la mascotte mondiale de nos recherches, l’emblème de la quête de nos origines, le symbole de l’unicité du genre humain et représente l’illustration de la manière dont parfois les sujets nous échappent et s’envolent, cette fois-ci pour le meilleur ! Je raconte toujours, à cet égard, qu’un journal télévisé, à la sortie du film « Yves, Lucy et les autres », de Jean Lallier, avait demandé à mon secrétariat des photographies des deux squelettes !
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