Age du bronze
des techniques les plus complexes, comme le travail des peaux. C’est vrai aussi de la flûte d’une grotte de Croatie d’un niveau néandertalien que trop de préhistoriens s’obstinent à attribuer à l’élite sapienne. Ce que nous sommes doit beaucoup à nos échanges génétiques et culturels avec les autres espèces jadis contemporaines.
Les clichés représentant les femmes et les hommes préhistoriques couverts de peaux de bête, même sous les tropiques, ont la vie dure. Ils utilisaient les matières végétales – bois, écorces, feuilles, fibres – pour les habits, et pour les objets en pierre l’os, l’ivoire ou le bois de cervidés.
Le pléistocène moyen, entre 780 000 et 120 000 ans, correspond à la planète des hommes avec l’apparition des trois espèces citées et leur cohabitation pendant plus de 50 000 ans. Ces femmes et ces hommes fossiles sont de grande taille, dotés d’un squelette très robuste et d’un cerveau plus grand que le nôtre. Cette époque est marquée par la diversification des techniques de taille, la construction d’habitats plus grands et la maîtrise accrue du feu dans les foyers. Elle voit naître un intérêt pour
les cultures de Clovis, en Amérique du Nord. D’autres matières, comme l’os, l’ivoire et les bois de cervidés, sont travaillées. Les premiers fours apparaissent pour cuire des statuettes de Vénus en argile. Les parures se déclinent dans presque toutes les formes que nous connaissons de nos jours.
Dans la tombe de Sungir, en Ukraine, datée de 27 000 ans, les corps d’une femme et d’un homme adultes et de deux adolescents étaient parés de vêtements (disparus) cousus de milliers de perles en ivoire de mammouth, de colliers et de diadèmes ornés de canines de renard polaire, de bracelets en ivoire de mammouth et, disposés le long des corps, des défenses de mammouth redressées. Cela représente des milliers d’heures d’artisanat ! Ailleurs en Ukraine, des villages constitués de cabanes en os de mammouth, dont une plus grande ornée au centre d’un crâne du même animal ayant servi de tambour. Plus largement, les archéologues décrivent des villages rappelant ceux des Amérindiens, avec tipis et huttes, comme à Pincevent ou à Etiolles, dans le Bassin parisien. Tout cela indique des sociétés à l’organisation sociale plus complexe, avec des chefferies, des artisanats spécialisés, de nouveaux échanges… Une plus grande densité et plus de sédentarité traduisent une meilleure exploitation des ressources et de leur traitement. Les armes de jet, les propulseurs, les boomerangs, les bolas et les harpons favorisent toutes les formes de prédation. Il en va de même des collectes et du traitement des nourritures comme des matières, notamment avec les techniques du feu. Les modes de cuisson se font à la broche, sur la braise, à l’étouffée (sous la braise), à la pierrade et dans des outres en peau dans lesquelles on jette des pierres chaudes. Tout cela explique comment les Sapiens modernes finissent par supplanter les populations de toutes les autres espèces.
Il s’agit d’une civilisation dotée d’une circulation des matières et des objets, de l’Atlantique jusque par-delà l’Oural. Il serait grand temps qu’on se débarrasse de la vision péjorative de nos ancêtres. Autre cliché stupide de leur vie : des hommes qui tailleraient des outils ou peindraient les grottes, les femmes étant reléguées aux tâches ménagères et maternelles ; or on n’en sait rien.
L’expansion des Sapiens modernes signe la disparition des autres espèces humaines comme la conquête des nouveaux mondes. Ils pratiquent la navigation hauturière – mais on ne connaît rien de leurs radeaux ou bateaux –, et leurs représentations du monde les portent par-delà les horizons : Australie, Nouvelle-Guinée, Océanie, Amérique du Sud, et on évoque aussi la traversée de l’Atlantique (ils étaient aux Canaries, peutêtre aux Açores). Depuis au moins 50 000 ans, Sapiens a pris possession de la Terre, comme en témoignent les mains gravées et peintes partout dans le monde.
Si on peut tirer une grande leçon de cette esquisse de l’évolution de la lignée humaine en relation avec ses outils, c’est que les techniques ne sont pas seulement filles de nécessité. Des motivations esthétiques et idéelles y contribuent tout autant. Il en a toujours été ainsi, du biface au smartphone
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