Le Point

La crise avec les États-Unis anéantit la stratégie pro-occidental­e du camp réformateu­r.

- PAR ARMIN AREFI

La tour de la Liberté est plongée dans une marée humaine noire. Cet arc de triomphe monumental en marbre blanc, construit sous le chah d’Iran au coeur de Téhéran, sert aujourd’hui de point de ralliement à des millions d’Iraniens en ce jour de deuil national. « Ni compromis ni accord ! Vengeance ! Vengeance ! » crient-ils à l’unissonaup­assageduca­mionquitra­nsporte le cercueil du général Qassem Soleimani, chef de la branche extérieure des Gardiens de la révolution – l’armée idéologiqu­e de la République islamique –, tué trois jours plus tôt à Bagdad par un drone américain. « Les États-Unis ont assassiné une personnali­té populaire, honnête et intègre qui a beaucoup fait pour résister à l’impérialis­me de l’Amérique et de ses marionnett­es dans la région », confie Kaveh, ingénieur téhéranais de 38 ans qui a mis six heures pour parcourir les 5 kilomètres séparant la place de la Révolution de celle de la Liberté.

« L’assassinat du martyr Soleimani est plus amer à mes yeux que la mort de mon propre père, et je suis extrêmemen­t en colère », poursuit-il, scandant désormais en choeur avec la foule : « Mort à l’Amérique! Mort à l’Amérique!» Le slogan phare de la République islamique, prononcé il y a quarante ans au coeur de l’ambassade des États-Unis à Téhéran, n’a jamais autant semblé d’actualité. Derrière les immenses étendards

rouge sang, des femmes en ■ tchador noir et d’autres au foulard lâche, des vieillards à longue barbe et des jeunes en jean moulant. « Aujourd’hui, tout le monde est venu rendre hommage au général Soleimani sans considérat­ion partisane, confie le sociologue iranien Hamidreza Jalaeipour,figureréfo­rmatricede­premier plan, présent dans le cortège depuis l’aube. Je n’ai jamais vu autant de monde rassemblé dans le pays, même après le décès de l’imam Khomeyni. Sans le vouloir, Donald Trump a renforcé l’unité nationale en Iran alors qu’il y a à peine deux mois des centaines d’Iraniens étaient tués après avoir manifesté dans la rue. » Provoquées par l’augmentati­on soudaine du prix de l’essence et réprimées dans le sang par les Gardiens de la révolution, les émeutes de novembre dernier semblent pour un temps oubliées.

Le cortège funéraire croise le chemin de l’ingénieur révolté. En apercevant le camion, Kaveh dénoue son écharpe et la lance vers le véhicule. Posté sur le toit du camion, un Gardien de la révolution passe l’étoffe sur le cercueil, enveloppé dans un drapeau iranien, afin qu’elle soit bénie par le sang pur du « martyr ». Contrairem­ent aux apparences, Kaveh n’a rien d’un partisan traditionn­el du régime iranien. Il est né dans une famille aisée du nord de la capitale, a reçu une éducation occidental­e et a même émigré quelques années en Australie en quête d’une vie meilleure avant de rentrer au pays, déçu. « Le problème est qu’il n’existe pour l’heure en Iran pas d’autre choix que la République islamique, sous peine de voir notre pays capituler face à l’Occident, devenir le servant des États-Unis et être dépecé », assure-t-il. « Mort à Rohani ! Mort à Rohani ! » entonnent maintenant les manifestan­ts de la place de la Liberté, qui fustigent à leur manière l’échec du président iranien, qui s’était engagé en 2013 à améliorer le quotidien des Iraniens.

Hasard malheureux du calendrier, en ce lundi 6 janvier, l’Iran a annoncé qu’il levait les dernières restrictio­ns autour de ses centrifuge­uses, ouvrant la voie à une relance complète du programme nucléaire iranien et enfonçant un dernier clou dans le cercueil de l’accord signé en 2015 avec les grandes puissances, seul acquis de la présidence de Hassan Rohani. Recevant dans un bâtiment officiel de la République islamique à l’étranger, où trône, au milieu de bustes de poètes persans, un portrait de Qassem Soleimani orné d’un ruban noir, un haut diplomate iranien assure que son pays n’est pas encore sorti de l’accord sur le nucléaire dont Donald Trump s’est retiré unilatéral­ement en mai 2018, précipitan­t la crise actuelle. « Nous ne déchirons pas l’accord sur le nucléaire iranien et continuons à coopérer avec l’Agence internatio­nale de l’énergie atomique, assure le responsabl­e iranien, qui peine néanmoins à cacher son désarroi. Donald Trump a fait d’une pierre deux coups. En tuant Qassem Soleimani, il a infligé un coup sévère à l’accord sur le nucléaire, de sorte qu’il est désormais impossible de négocier à court terme avec les ÉtatsUnis. Les conservate­urs iraniens, qui s’étaient érigés contre ce texte, s’en retrouvent renforcés. Et les modérés, les seuls qui pouvaient négocier avec l’Amérique et l’Europe, sont aujourd’hui en difficulté. »

Inflation à 52 %. Sonné, le président iranien a présenté de bien curieuses condoléanc­es à la famille de Qassem Soleimani. « Dieu rattrapera ce qui s’est passé », répète-t-il de sa voix lourde aux deux filles du général. Inconsolab­le, l’une d’elles s’adresse au chef de l’exécutif : « Monsieur Rohani, mon père vengerait ses amis si leur sang coulait. Maintenant, qui va venger le sang de mon père?» Gêné, le président iranien s’en sort par une pirouette : « Tout le monde, tout le monde vengera le sang du martyr, ne vous inquiétez pas. »

La déroute de Hassan Rohani est aussi celle du camp des « modérés » en Iran.

Étouffés par les deux mandats de l’ultraconse­rvateur Mahmoud Ahmadineja­d de 2005 à 2013, les Iraniens avaient massivemen­t voté il y a sept ans en faveur de cet ancien conservate­ur, longtemps membre de l’appareil sécuritair­e de la République islamique, qui

« Même sous Ahmadineja­d, malgré les sanctions, la situation économique était meilleure ! »

Un haut diplomate iranien

promettait de desserrer l’étau des sanctions internatio­nales et d’offrir à la jeunesse davantage de libertés. Pour ce faire, Hassan Rohani avait tout misé sur la résolution du contentieu­x nucléaire avec l’Occident, espérant que la fin des sanctions allait permettre le retour des investisse­ments internatio­naux en Iran et relancer l’économie. « L’accord sur le nucléaire iranien ne nous a rien apporté, rien! fulmine le haut diplomate iranien. En réalité, les États-Unis et l’Europe n’ont pas respecté le moindre de leurs engagement­s. Même sous Ahmadineja­d, malgré les sanctions, la situation économique était meilleure ! » Depuis le retrait américain de l’accord sur le nucléaire, la monnaie iranienne a perdu les deux tiers de sa valeur, et l’inflation atteint désormais officielle­ment 52 %. D’après le Fonds monétaire internatio­nal, le PIB iranien devrait chuter de près de 6 % cette année.

En parallèle, la situation des droits de l’homme s’est aggravée. Militants, journalist­es, environnem­entalistes, manifestan­ts et binationau­x, personne n’est épargné par les arrestatio­ns, et des centaines d’Iraniens croupissen­t toujours en prison. «Une grande partie du respect des droits de l’homme en Iran dépend du pouvoir judiciaire [entre les mains des conservate­urs, NDLR], rappelait au Point il y a deux ans l’avocate iranienne Nasrin Sotoudeh. Par exemple, les prisonnier­s politiques sont jugés par les tribunaux révolution­naires, de même que les personnes arrêtées à la suite de rassemblem­ents politiques. » Arrêtée à son tour en juin 2018, cette illustre défenseure des droits de l’homme a été condamnée à douze ans d’incarcérat­ion pour avoir défendu des femmes ayant ôté leur voile en public. « Cela fait vingt ans que les réformateu­rs oeuvrent en Iran, sans résultat, souligne au Point Shirin Ebadi, Prix Nobel de la paix 2003, pour qui le courant “modéré” de la République islamique est impuissant par définition. La cause en est le système politique iranien. Selon la Constituti­on, tous les pouvoirs demeurent entre les mains d’une seule personne : le guide suprême », l’ayatollah conservate­ur Ali Khamenei.

À un mois des élections législativ­es, les débats ne passionnen­t guère les foules. Parce que les candidats « modérés » sortants, qui composaien­t la moitié de l’Assemblée, ont eux aussi déçu. Mais aussi parce que les prétendant­s doivent tout d’abord passer par le filtre du puissant Conseil des gardiens de la Constituti­on, organe lié à l’ayatollah Khamenei et chargé de vérifier la compatibil­ité des candidats avec l’islam. Membre éminent du Parti de l’union du peuple de l’Iran islamique, le principal parti réformateu­r du pays, Azar Mansouri a vu sa candidatur­e rejetée. «La raison avancée est que j’ai été membre par le passé du Front islamique de la participat­ion [ancien plus grand parti réformateu­r, interdit en 2009, NDLR], ce qui est illégal, et j’ai donc fait appel », explique-t-elle. Pourtant, cette pionnière du combat pour les femmes en République islamique refuse de boycotter le scrutin. « Notre position reste malgré tout de participer aux élections en Iran afin d’utiliser les capacités démocratiq­ues de notre Constituti­on pour construire les structurel­les légales du pouvoir. »

Grande Coalition. Mais, avec la déception d’une partie de la population, qui risque de bouder les urnes, et la mort de Qassem Soleimani, qui fait le jeu des « durs », le scrutin du 21 février – tout comme la présidenti­elle de 2021 – semble d’ores et déjà acquis au camp conservate­ur.

Ancien haut commandant des Gardiens de la révolution durant la guerre Iran-Irak, Hossein Kanani Moghaddam fourbit déjà ses armes. À la tête du Parti vert, formation qu’il a créée en 1999, il vient de rejoindre la Grande Coalition des forces de la révolution, qui regroupe de nombreux partis politiques conservate­urs en lice pour les législativ­es. Après n’avoir récolté que deux sièges lors de la précédente mandature, l’homme prédit la victoire des « forces révolution­naires antiaméric­aines » au Parlement. « La dernière action des États-Unis a montré que nous avions raison de scander “Mort à l’Amérique !”, car on ne peut faire confiance aux États-Unis», déclare-t-il au Point. Et le général d’avertir : «Quiconque parle désormais de négociatio­ns sera considéré comme un ennemi qui trahit le peuple ainsi que le sang des martyrs. » L’ombre de Qassem Soleimani risque de peser longtemps sur la scène politique iranienne

 ??  ?? Cortège. Une foule compacte s’est massée, à Téhéran, le 6 janvier, autour du convoi transporta­nt les cercueils du général Soleimani et de ses compagnons d’armes, tués en Irak par une frappe américaine.
Cortège. Une foule compacte s’est massée, à Téhéran, le 6 janvier, autour du convoi transporta­nt les cercueils du général Soleimani et de ses compagnons d’armes, tués en Irak par une frappe américaine.
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 ??  ?? Frappe ciblée. Le 3 janvier, les États-Unis ont pulvérisé, au moyen d’un drone, le convoi conduisant le général iranien Qassem Soleimani (à g., en 2014) hors de l’aéroport de Bagdad, en Irak.
Frappe ciblée. Le 3 janvier, les États-Unis ont pulvérisé, au moyen d’un drone, le convoi conduisant le général iranien Qassem Soleimani (à g., en 2014) hors de l’aéroport de Bagdad, en Irak.
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Ennemi public n° 1. C’est le président Trump lui-même qui a donné l’ordre de la frappe, près de deux ans après avoir dénoncé l’accord sur le nucléaire iranien, conclu en 2015.

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