Un retour qui ne fait pas l’unanimité au Liban
Lundi 6 janvier, en fin d’après-midi, des manifestants réunis – comme presque chaque jour depuis le mois d’octobre 2019 sur le « ring » de Beyrouth – ont hué le nom de Carlos Ghosn. Pour eux, l’ancien magnat de l’automobile appartient à cette élite politique et économique libanaise, uniquement soucieuse de ses intérêts, et souvent corrompue. Certains s’agacent aussi de l’image que la fuite de Carlos Ghosn vers le Liban donne de leur pays. Un pays accueillant pour les patrons en cavale… à son retour. La grande pro de la communication, patronne de l’agence Image 7, qui conseille la moitié des grands patrons du CAC 40, en a vu d’autres (l’affaire des diamants de Bokassa, le Penelope Gate pendant la dernière élection présidentielle française, le rachat surprise d’Arcelor par l’indien Mittal…). Mais, avec un coup pareil, Carlos Ghosn surclasse tous ses rivaux. Anne Méaux, qui travaille pour Ghosn depuis le début du mois de février 2019 (c’est Carole qui l’a choisie), rencontre l’homme en chair et en os, pour la première fois de sa vie, au Liban. En effet, Ghosn et Méaux ne s’étaient étrangement jamais croisés dans les dîners en ville parisiens avant l’arrestation de l’ex-PDG de Renault-Nissan. Ensuite, ils avaient pris l’habitude de dialoguer, l’une en France, l’autre au Japon, par vidéoconférence, utilisant Skype ou Zoom, une ou deux fois par semaine. Au cours de deux journées survoltées, les lundi 6 et mardi 7 janvier, Anne Méaux entraîne son poulain pour son grand oral devant la presse, le mercredi 8. «On ne voit pas le jour, on travaille toute la journée », nous lance-t-elle au téléphone avant de raccrocher, affairée. Avec Carlos Abou Jaoude et Carlos Ghosn, elle a mis au point le discours préliminaire. Ensuite, elle lui a posé toutes les questions que les journalistes sont susceptibles de lui adresser pendant la conférence de presse, les évidentes et les inimaginables, les gentilles et les vicieuses, les impossibles. Dans le métier, cela s’appelle faire du média-training ou, dans un autre registre, «tabasser son client». Car ce qui ne tue pas rend plus fort.
Carlos Ghosn est tout entier tourné vers son nouvel objectif, avec une ambition limpide à l’aube de son grand raout médiatique : qu’il y ait un « avant » et un « après », et que cet « après » soit très convaincant. Toute la presse mondiale est au rendez-vous de ce happening sans précédent, dans un climat surréaliste, un peu étrange, miné par les manifestations du mouvement révolutionnaire libanais et les discours violents du Hezbollah à la
suite de l’assassinat du général iranien Qassem Soleimani. « Carlos fait profil bas en attendant la conférence de presse, nous raconte l’un de ses (rares) visiteurs. Ce qui frappe quand on le voit ? Il n’a pas changé ! Il est toujours polytechnicien, hein… Concentré, calme, il déroule son plan comme un général en chef qui aurait prévu chaque détail de la bataille à venir. Comme s’il l’avait ressassé mille fois dans sa tête. Il a des comptes à régler, ne l’oubliez pas… » Un autre s’amuse, en faisant mine de mesurer l’inclinaison de ses sourcils : «Plus ils sont en accent circonflexe, plus Carlos veut en découdre. Je peux vous dire qu’en ce moment on dirait deux petits éclairs. »
Alors, serrer ses amis sur son coeur, c’est important, bien sûr, mais cela peut attendre. À son meilleur ami, son indéfectible copain de classe qu’il a connu à l’école jésuite
Notre-Dame-de-Jamhour, il propose néanmoins de « passer à la maison. » Mais celui-ci (qui nous demande de ne pas citer son nom) est effrayé par le comité d’accueil journalistique. Il patientera jusqu’à la fin du barnum. Cet ami cher nous a raconté ceci. Carlos Ghosn lui a posé une question, celle qui le hantera pour toujours : «Que penses-tu de mon départ du Japon ? » Réponse, en forme d’absolution : « Carlos, tu es un homme. Tu as prouvé que tu es un homme. » Un autre copain qui, lui, a fait le déplacement à Achrafieh n’en revient pas : « C’est incroyable. Carlos est en parfait état de marche. Physiquement, il est au top. Psychologiquement, il ne doute pas. Il a une pêche incroyable, on dirait qu’il revient d’un an de vacances. Quand je pense qu’il a risqué de passer le reste de sa vie en prison, il y a trois jours… S’il avait été attrapé en essayant de s’échapper, c’était fini pour lui…» Il y a des moments drôles aussi. Comme quand Carlos Abou Jaoude, en ligne avec un copain libanais de Carlos Ghosn qui réside à Paris, lui passe l’ancien PDG. L’ami continue sa conversation, ne saisissant pas qu’il ne parle plus au même Carlos… Cette histoire est tellement folle que les frontières de la réalité et de la fiction se brouillent… À ses associés en affaires, les Libanais Mario Saradar (avec lequel il a investi dans une banque et un projet immobilier, la création d’un village de chalets de luxe dans la région des Cèdres de Bcharré) et Étienne Debbané (avec lequel il a investi dans une vigne, Ixsir), il fait comprendre qu’il est prêt à se replonger dans les comptes et à assister aux prochains conseils d’administration.
Le réveillon du 31 décembre, Carlos et Carole Ghosn se sont quand même autorisé une sortie festive. Ils ont passé la soirée chez May Daouk, décoratrice réputée à Beyrouth, dans sa jolie demeure du quartier de Sursock. May Daouk est aussi élégante que son amie Carole.Ellessesontrencontrées,
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« Plus ses sourcils sont en accent circonflexe, plus Carlos veut en découdre. En ce moment, on dirait deux petits éclairs. » Un autre visiteur
il y a quelques années, à New ■
York. Une photo de ce dîner a été révélée par la chaîne française LCI. On y voit Carlos Ghosn, les cheveux un peu blanchis, et Carole, habillée de blanc. Autour de la table, Mario Saradar et son épouse ainsi que Maria Hibri et Hoda Baroudi, deux designeuses libanaises. Rabih Kayrouz est absent. Styliste de renom, ami de Carole lui aussi, il n’a jamais cessé de défendre l’ex-PDG. Il déclarait au Point en février 2019 : « Je ne connais pas le Carlos froid, tendu et distant que l’on décrit à longueur de temps. Tout le monde me demande aujourd’hui : mais comment est-il ? Est-il aussi cupide qu’on le dit ? En fait, non, c’est juste un homme normal. »
Petits soldats. Les enfants Ghosn n’ont pas immédiatement entrepris le voyage vers Beyrouth. Caroline, 32 ans, mariée, a créé un réseau social professionnel à destination des milléniaux. Nadine, 30 ans, gère sa marque de bijoux. Maya, 27 ans, travaille au sein de la fondation Chan Zuckerberg Initiative, lancée par le créateur de Facebook et sa femme. Enfin, Anthony, 25 ans, a monté une société de gestion. Ils résident aux États-Unis et en Angleterre. Carlos Ghosn a trois filles et un fils. Une fratrie sur le même modèle que la sienne. L’exbig boss a vu ses filles régulièrement à Tokyo depuis un an. Pas son Anthony, dont le nom apparaissait dans la procédure japonaise: les procureurs soupçonnaient Carlos Ghosn d’avoir injecté l’argent de Nissan dans la société de son fils.
Au Liban, les cousins sont aussi des soutiens. Les Jazzar (du côté maternel) et les Ghosn (du côté paternel) constituent un groupe d’une cinquantaine de petits soldats, prêts à se mettre en « formation tortue », comme les soldats romains. « On est tous soudés derrière lui. Nous avons toujours été solidaires et convaincus de son innocence, nous assure Sandra Abou Nader, une cousine Ghosn. Je suis heureuse de son retour dans ce pays qu’il chérit tant et dans lequel il se préparait à prendre sa retraite. » En effet, Ghosn ressentait depuis quelque temps comme une violente envie de retour aux sources. Celui dont la famille est originaire du village d’Ajaltoun, sur les pentes du mont Liban, aimait de plus en plus enfiler ses chaussures de marche et partir à la (re)découverte des paysages libanais, tout en s’arrêtant sur la route pour déguster des man’ouchés, pizzas traditionnelles garnies d’épices et d’huile d’olive, un chawarma ou du kebbeh.
Juste avant son arrestation, Ghosn a expliqué à Carlos Abou Jaoude, sur un ton définitif: « Tu sais, Carlos, ça fait des années que je vis dans plusieurs endroits, que je ne sais plus vraiment où j’habite, en fait… Eh bien, aujourd’hui, j’ai enfin l’impression d’avoir un chez-moi. C’est ici, à Beyrouth. » Contre toute attente, et dans des conditions rocambolesques, Carlos Ghosn a réussi à embarquer dans un vol retour Tokyo-Beyrouth. Il conservera vraisemblablement ce statut de fugitif pour toujours, mais pourra profiter de son pays et des siens.
À ce stade, son histoire résonne étrangement avec celle de son père,