LES GONCOURT, CES LANGUES DE VIPÈRE
Biographie. Que reste-t-il des frères Goncourt? Le prix, bien sûr, effet d’un testament qui manqua d’être cassé. Le Journal, enfin, boule atomique puante si redoutée de leurs contemporains. Ce monstre bicéphale méchant comme deux teignes y étale sa misanthropie, sa peur d’être oublié, son sentiment d’injustice et son égocentrisme : « Les Goncourt n’ont de plus grands ennemis que leur propre personne », affirme avec justesse Pierre Ménard, brillant biographe de 28 ans que nous avions déjà salué pour son travail consacré au financier Crozat. Il récidive avec une alacrité de bon aloi pour ces Gémeaux provocateurs, fous du XVIIIe siècle, que leur propre siècle horrifiait. Jamais reconnus dans leurs ouvrages romanesques, théâtraux ou historiques, ces Saint-Simon ayatollahs de l’art pour l’art se vengèrent sur le gotha des lettres. Baudelaire ? « le saint Vincent des croûtes trouvées, une mouche à merde ». Hugo : « un narcissique prenant note de ses pensées pendant qu’il vous parle ». Les Goncourt, eux, « quand on ne les regarde pas, doivent écrire sur leurs manchettes », subodore Théophile Gautier. Ménard contourne l’iceberg du Journal pour dévoiler le reste, la vie, les dîners, les aléas. On apprend à mieux les comprendre, dans leur intimité de frères partageant tout, maison, maîtresse, cahier, fragiles derrière leur férocité, botte de radis faisant bloc devant cette modernité exécrée qu’ils enrichirent pourtant de quelques mots : réécriture, mécanisation, foultitude et le comble de l’abject, américanisation. Le Journal est bien leur chef-d’oeuvre. Le livre refermé, on saisit cependant que ce n’est pas qu’ils valaient mieux, mais qu’ils valaient autrement
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Les infréquentables frères Goncourt, de Pierre Ménard (Tallandier, 410 p., 21 €).