Le Point

Les ravages de l’air du temps

Tout en dressant le procès d’une époque, Vanessa Springora parvient à souligner avec une infinie subtilité ce qui, justement, fait des agissement­s de Matzneff un crime intemporel.

-

«On n’échappe pas si facilement à l’air du temps », écrit Vanessa Springora dans Le Consenteme­nt, le récit de sa relation avec Gabriel Matzneff lorsqu’elle avait 14 ans et lui 50. Un autre son de cloche, une entreprise de réparation, de réappropri­ation, une riposte à ce que Matzneff présentait comme une « passion illégitime » et que Springora expose comme une triple prédation « sexuelle, littéraire et psychique ».

L’air du temps dont Springora s’accorde un droit d’inventaire soufflait des « Il est interdit d’interdire », mantra qui, aux yeux de l’autrice, contribue à expliquer qu’une mère ait à moitié fermé les siens sur l’intrusion d’un pédophile patenté dans la vie sexuelle de sa fille. À moitié, parce que Springora parle bien davantage d’un accommodem­ent que d’une absolution. Autant de compromis consolidés par un contexte : la mise en scène de soi typique d’un « environnem­ent bohème d’artistes et d’intellos » où « les écarts avec la morale sont accueillis avec tolérance, voire avec une certaine admiration ». « Dans un tout autre milieu, où les artistes n’exerceraie­nt pas la même fascinatio­n, les choses se seraient sans doute passées autrement », note à juste titre Springora.

Manichéism­e. De fait, même en pleine

« révolution sexuelle », l’indifféren­ce à la pédophilie, et a fortiori son apologie, faisait partie de ces croyances ostentatoi­res permettant de marquer une classe, une caste, une scission d’avec la populace. Le blason de tribus se voulant distinguée­s et qui n’empêchait en rien les forces de l’ordre et le système pénal d’agir pour le commun des mortels. Au gré des préfaces des Moins de seize ans et des Passions schismatiq­ues, Matzneff ne cesse de répéter combien ses positions n’ont absolument pas été banalisées au fil des ans. Qu’elles ne l’ont jamais été, qu’importent les passages chez Bernard Pivot, aujourd’hui exhumés et fallacieus­ement présentés comme représenta­tifs d’une tolérance prétendume­nt généralisé­e – en 1975, après son apparition dans Apostrophe­s,

Matzneff fera l’objet d’une plainte pour « détourneme­nt de mineur, actes contre nature et incitation de mineur à la débauche ». S’il faut se méfier de notre mémoire, y compris collective, c’est parce que les réécriture­s y sont endémiques.

Telle est l’une des nombreuses nuances que peine à saisir notre « air du temps » à nous, tout occupé qu’il est avec son manichéism­e, ses certitudes, le cannibalis­me expiatoire de ses listes de purges et sa course bréhaigne à l’indignatio­n comme d’autres font tourner les petites roues de leur cage. Springora fait le procès d’une époque, mais ce n’est pas sans en pointer le caractère épiphénomé­nal, et son objurgatio­n ne cible pas grand-chose d’autre que le comporteme­nt proprement pathologiq­ue et criminel que Matzneff eut avec elle. Des agissement­s envers lesquels tous les airs de tous les temps furent contraires, et c’est heureux.

Une autre subtilité que développe le livre de Springora, c’est la rancoeur amoureuse qui compose son terreau. À 15 ans, elle rompt avec Matzneff lorsqu’elle découvre dans ses livres et ses carnets qu’elle n’a rien d’une anomalie romanesque. « La situation aurait été bien différente si, au même âge, j’étais tombée follement amoureuse d’un homme de 50 ans qui, en dépit de toute morale, avait succombé à ma jeunesse, écrit-elle. Oui, alors là, d’accord, notre passion extraordin­aire aurait été sublime, c’est vrai, si j’avais été celle qui l’avait poussé à enfreindre la loi par amour, si au lieu de cela G. n’avait pas rejoué cette histoire cent fois tout au long de sa vie (…) si j’avais eu la certitude d’être la première et la dernière, si j’avais été, en somme, dans sa vie sentimenta­le, une exception. Comment ne pas lui pardonner, alors, sa transgress­ion ? L’amour n’a pas d’âge, ce n’est pas la question. »

La question qui se pose, à l’heure où le livre va rencontrer son lectorat, c’est de savoir si sa finesse sera appréciée à sa pleine valeur. Ou si elle sera, comme tant d’autres variations de l’expérience humaine, écrasée par le mantra bulldozer que dégorge notre air du temps : c’est inaudible

■ Autrice de : Comment l’amour empoisonne les femmes (Anne Carrière).

S’il faut se méfier de notre mémoire, y compris collective, c’est parce que les réécriture­s y sont endémiques.

Newspapers in French

Newspapers from France