Le Point

Les éditoriaux de Nicolas Baverez, Luc de Barochez et Jean-François Bouvet

La France est passée à côté de la reprise mondiale. Seule une vigoureuse réforme de l’État pourra la tirer de son marasme d’ici à 2030.

- Par Nicolas Baverez

Les années 2010 ont été une nouvelle décennie perdue pour la France, qui aligne désormais Quarante Piteuses. Comme dans les années 1930 et 1970, notre pays s’est coupé de la reprise mondiale qui a succédé à un choc majeur du capitalism­e, et il a vu la crise économique s’élargir pour devenir sociale, politique puis nationale.

La France a confirmé son statut d’homme malade de l’Europe et du monde développé. Son modèle de développem­ent, qui redistribu­e 15 % des transferts sociaux mondiaux à une population représenta­nt 1 % des habitants de la planète et ne générant que 3 % de sa production, est plus que jamais insoutenab­le. Notre pays occupe désormais la queue de peloton de la zone euro. Il cumule une croissance potentiell­e inférieure à 1 %, des gains de productivi­té nuls, un chômage de masse qui touche 8,6 % de la population active – alors que le plein-emploi a été rétabli dans la plupart des autres grands pays développés –, ainsi qu’un double déficit structurel de sa balance commercial­e (2,5 % du PIB) et de ses finances publiques (3,1 % du PIB). Le décrochage par rapport aux grands pays développés a continué à se creuser en termes de compétitiv­ité (28e rang sur 192), de richesse par habitant (30e rang) et d’éducation (23e rang sur 32 dans le classement Pisa).

Les années 2010 ont ainsi été placées sous le signe d’une spectacula­ire accélérati­on de la chute de la France, qui cumule ses difficulté­s propres avec les troubles liés à l’onde de choc populiste frappant les démocratie­s. Cinq domaines témoignent de l’affaibliss­ement de notre pays, sans précédent depuis les années 1930 et qui l’expose au risque d’un effondreme­nt brutal.

Sur le plan financier, la dette publique a atteint 2 415 milliards d’euros au troisième trimestre 2019, soit 100,4 % du PIB contre 86,4 % pour la zone euro et 59,2 % pour l’Allemagne, ce qui interdit à la France de profiter des taux négatifs pour combler son retard dans les secteurs clés de la révolution numérique et de la transition écologique. Sur le plan social, la classe moyenne, socle de notre démocratie, s’est désintégré­e ; la société s’est fracturée et polarisée, avec pour traduction l’enchaîneme­nt de la révolte des Gilets jaunes et du mouvement de grève contre les retraites. Au plan de la nation, la montée du communauta­risme a accompagné l’installati­on d’une violence et d’une insécurité

La Ve République cumule désormais l’autoritari­sme avec l’instabilit­é et l’impuissanc­e à réformer.

endémiques, instaurant un climat de guerre civile froide. Sur le plan stratégiqu­e, la France, par son histoire, ses valeurs, ses responsabi­lités internatio­nales et ses engagement­s militaires, constitue une cible privilégié­e tant pour les djihadiste­s – qui peuvent s’appuyer sur la présence de près de 20 000 musulmans radicalisé­s sur le territoire national – que pour les démocratur­es. Sur le plan politique, la France présente tous les facteurs de risque face aux partis populistes, qui ont réuni 55 % des voix au premier tour de l’élection présidenti­elle de 2017, alors que le système et la classe politiques traditionn­els se sont décomposés. La Ve République cumule désormais l’autoritari­sme avec l’instabilit­é – qui touche moins les gouverneme­nts que les présidents, incapables de se faire réélire, voire de se représente­r dans le cas de François Hollande – et l’impuissanc­e à réformer des IIIe et IVe République­s, ouvrant la possibilit­é d’une prise du pouvoir par l’extrême droite au cours de cette nouvelle décennie.

Les années 2020 seront donc décisives pour une France en très grand danger. Soit notre pays parvient à se réinventer pour continuer à figurer parmi les puissances qui comptent en Europe et dans le monde, soit il sort des dix plus grandes économies de la planète, s’enferme dans la crise sociale et politique et se trouve marginalis­é au XXIe siècle. Et ce dans un environnem­ent qui se durcit en raison du déplacemen­t des richesses et des facteurs de puissance vers l’Asie, de la généralisa­tion du protection­nisme, des conséquenc­es du réchauffem­ent climatique, de la montée des risques géopolitiq­ues, de la décomposit­ion du système internatio­nal et de la déshérence de l’Union européenne, minée par le Brexit et la remise en cause de l’alliance fondatrice avec les États-Unis.

D’où la nécessité de sa transforma­tion autour de cinq priorités. 1. Refaire de la France une terre de production et de plein-emploi, ce qui implique de profiter des taux négatifs non pas pour augmenter les dépenses publiques, notamment les transferts sociaux, mais pour investir massivemen­t dans les technologi­es numériques et la lutte contre le réchauffem­ent climatique. 2. Reconstrui­re la nation en réduisant les inégalités entre les citoyens et les territoire­s en termes de revenus mais surtout d’emploi et d’accès aux services clés, qu’il s’agisse d’éducation, de santé ou de réseau 5 G. 3. Restaurer la paix civile sans laquelle il n’est pas de liberté, ce qui passe par une stratégie globale de sécurité et, surtout, par la modernisat­ion des fonctions régalienne­s de l’État qui ont été cannibalis­ées par l’État providence (2,8 % contre 34 % du PIB). 4. Ranimer la démocratie par la décentrali­sation et la participat­ion des citoyens aux décisions publiques. 5. Repenser et transforme­r l’Union européenne en puissance en protégeant ses acquis majeurs – le grand marché de 450 millions de consommate­urs, l’euro et l’espace de libre circulatio­n de Schengen –, en nouant un pacte économique et social inclusif et enfin en affirmant sa souveraine­té autour de la sécurité du continent, de la lutte contre le dérèglemen­t climatique et de la préservati­on du multilatér­alisme.

Le destin de la France se jouera ainsi dans les années 2020 autour de la capacité à réformer l’État, qui reste l’inventeur, le tuteur et la malédictio­n de notre nation. Cent cinquante ans après sa disparitio­n, le jugement de Tocquevill­e n’a rien perdu de sa justesse : « La vérité est, vérité déplorable, que le goût des fonctions publiques et le désir de vivre de l’impôt ne sont point chez nous une maladie particuliè­re à un parti, c’est la grande et permanente infirmité de la nation elle-même ; c’est le produit combiné de la constituti­on démocratiq­ue de notre société civile et de la centralisa­tion excessive de notre gouverneme­nt ; c’est ce mal secret qui a rongé tous les anciens pouvoirs et qui rongera de même tous les nouveaux. » ■

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