Macron face aux « ingénieurs du chaos », par Brice Couturier
À rebours. Comment les manipulateurs d’opinion tentent de faire passer une réforme égalitaire pour une régression sociale.
Étrange, notre tendance nationale au contrecourant ! En 1981, nous portions au pouvoir un gouvernement socialo-communiste, alors que le néolibéralisme triomphait dans l’ensemble des démocraties occidentales. Trente-six ans plus tard, nous avons élu un président, certes porté par la vague dégagiste, mais décidé à résister au populisme ambiant. Ce fut une source d’étonnement pour les observateurs, car c’est bien en France qu’avait été élaboré, avec le Front national, le prototype des partis illibéraux et xénophobes qui, depuis, se sont répandus sur la planète. Certains en ont déduit que la vague populiste venait de se briser sur une digue solide, qu’elle allait enfin refluer.
Mais pourquoi la France aurait-elle été épargnée par des manipulateurs d’opinion, « ingénieurs du chaos » si bien décrits par Giuliano da Empoli dans un livre récent ? Ces experts en algorithmes ont saisi les potentiels déstabilisateurs des réseaux sociaux. Ils maîtrisent l’art d’agréger les colères et les peurs dans le but de miner le lien de confiance entre dirigés et dirigeants, indispensable au fonctionnement régulier des démocraties libérales. Pour prendre le pouvoir, ils misent sur la rage, « l’effet narcissique par excellence, qui naît d’un sentiment de solitude et d’impuissance ». Hannah Arendt l’a montré : lorsque les masses se sentent menacées par des phénomènes qu’elles ne comprennent pas, elles sont mûres pour les mythologies complotistes, les mensonges populistes, les « faits alternatifs ». L’art des ingénieurs du chaos consiste à transmuer ces rages isolées en mouvements de masse à vocation insurrectionnelle, donnant à leurs participants l’illusion de « faire l’histoire ». Nos démocraties ne sont pas équipées pour fonctionner dans un climat de polarisation extrême, d’hystérisation du débat politique. Elles requièrent un minimum de consensus sur la réalité objective des problèmes à traiter, l’usage de la raison. À rebours, c’est l’air brûlant des passions collectives qui emporte vers les sommets les hommes forts à la Orban, Erdogan, Trump et Bolsonaro.
Le diagnostic porté par Emmanuel Macron sur les inadéquations de notre modèle social aux évolutions récentes du travail, son injustice, le fait que sa générosité prétendue laissait de côté, en réalité, une masse croissante de personnes, était correct. Il a été élu sur un programme que résume le slogan « libérer, protéger ». Libérer les énergies et l’innovation. Protéger les individus. Il s’agit de passer d’un système « conservateur-corporatiste » à un « régime social-démocrate » – selon la terminologie d’Esping-Andersen. Dans le premier, les assurances sociales sont financées par des cotisations, au sein de régimes spécifiques à des branches et en fonction de statuts. Les droits y sont particuliers. Il est inadapté à nos sociétés d’individus aux carrières non rectilignes. Dans le second, la protection sociale, universelle et égalitaire, nous accompagne tout au long de notre vie. Elle renforce l’autonomie de l’individu, le guide dans ses choix, encourage sa mobilité.
La réforme des retraites s’inscrit dans cette logique. C’est une réforme de gauche. Elle est égalitaire. Elle favorise les personnes aux carrières discontinues, les oubliés de notre système – femmes, agriculteurs, commerçants et artisans, temps partiels. Comment un économiste tel que Thomas Piketty a-t-il pu affirmer que les revenus supérieurs à 120 000 euros cotiseraient à tarif réduit ? Au contraire, ils cotiseront sans droits. Mais la gauche est à la remorque de syndicats arc-boutés sur la préservation d’avantages corporatistes, coûteux et injustifiés. Et le Parti des médias tente d’accréditer l’infox selon laquelle nous basculerions d’un système par répartition à un système par capitalisation. De son côté, la droite s’inquiète : ces générosités seront-elles financées ? Le plan initial est déjà largement écorné par de multiples concessions. C’est peut-être que le curseur est placé au bon endroit
■ Dernier ouvrage paru : 1969. Année fatidique (L’Observatoire, 2019).
Nos démocraties ne sont pas équipées pour fonctionner dans un climat d’hystérisation du débat politique.