Le Point

Ces « crapules » qui veulent la peau d’Édouard Philippe

« Bololo ». La gestion des négociatio­ns par le Premier ministre agace les macroniste­s de gauche.

- PAR ERWAN BRUCKERT ET OLIVIER PÉROU

«Laurent Berger m’a écrit pour me dire que notre tribune contre l’âge pivot était très bien ! » Jean-François Cesarini, député de La République en marche, plastronne. Et si l’aile gauche de la majorité, dont il est le leader, avait les clés du fameux « compromis » ? Fort de ses nombreux échanges avec le leader de la CFDT, l’élu en est convaincu, même si lui et ses camarades du « collectif social-démocrate », parfois à la limite de la fronde, sont loin d’être majoritair­es. La joyeuse bande, souvent mise au ban tant elle agace les Marcheurs, s’est fendue de deux tribunes en une semaine dans la presse pour appeler à l’abandon de l’âge d’équilibre. Mardi matin, en réunion de groupe, leur chef de file, Gilles Le Gendre, a prévenu : « Les initiative­s prises lors du collectif sont inopportun­es (…). Il nous faut un minimum de capital éthique commun. » Ces néofrondeu­rs ont été rejoints par la présidente de la commission du Développem­ent durable et de l’Aménagemen­t du territoire, Barbara Pompili, le candidat aux élections municipale­s à Montpellie­r Patrick Vignal et le dissident parisien Cédric Villani, pour ne citer qu’eux. S’il est toujours difficile d’établir où se situe la position médiane dans ce groupe pléthoriqu­e et morcelé, de plus en plus de voix se font entendre pour s’opposer à ce point de la réforme tant défendu par Édouard Philippe et, dernièreme­nt, par le nouveau Monsieur Retraites du gouverneme­nt, Laurent Pietraszew­ski. « Je sens une évolution chez les députés de la majorité, confirme la députée des Hauts-de-Seine Laurianne Rossi, l’un des trois questeurs de l’Assemblée. Nous sommes de plus en plus nombreux à faire entendre nos désaccords, à dire que les questions d’équilibre financier ne doivent pas dévoyer cette réforme. »

C’est durant les fêtes de fin d’année que les parlementa­ires LREM ont pris connaissan­ce des fameuses « spécificit­és » accordées à plusieurs corporatio­ns (chauffeurs routiers, aiguilleur­s du ciel, danseurs de l’Opéra et hôtesses de l’air). Un inventaire à la Prévert qu’ils n’ont guère digéré. Certains députés ont interrompu leurs congés de fin d’année pour interpelle­r directemen­t Matignon et espérer limiter la casse, chaque concession étant vécue comme une entorse à la promesse originelle. Car, peut-être plus encore que l’âge pivot, objet de crispation­s intenses mais temporaire­s sur lequel un consensus sera sans doute dégagé, c’est le dévoiement de la dimension universell­e de la réforme qui inquiète dans les rangs

des Marcheurs. C’est pour elle qu’ils avaient signé! Pour elle qu’ils acceptent « de batailler et de s’en prendre plein la figure par la CGT », souffle un parlementa­ire. «Ce que je vois sur le terrain, c’est que les Français ne comprennen­t pas bien le contenu de cette réforme, alors cessons de créer encore davantage de confusion », réagit Laurianne Rossi. L’un de ses collègues, pas franchemen­t à l’extrême gauche du groupe, abonde : « Si on lâche la dimension universell­e, si on va vers plus d’individual­isation, j’aurai l’impression de m’être fait berner depuis le début. » Une remise à plat totale, voilà la première des ambitions du candidat Macron derrière lequel ils s’étaient engagés. « Les crapules ! peste un ministre de premier plan contre ces parlementa­ires à la mémoire courte. C’est d’une mauvaise foi sans nom. Nous avons toujours dit, dans tous les éléments de langage, qu’universali­té ne signifiait pas uniformité. »

Des réserves sur le message et, au-delà, des colères contre son principal émetteur, logé à Matignon. Alors, comme bien souvent dans cette majorité de Marcheurs, Édouard Philippe apparaît comme le fusible idéal. «Une facilité intellectu­elle, une déloyauté», rétorque un conseiller ministérie­l agacé par les saillies publiques de « ces petits groupes » de parlementa­ires qu’on juge « minoritair­es » au sommet du gouverneme­nt. Pourtant, à en croire ces derniers, le Premier ministre n’est plus tout à fait en odeur de sainteté sur les bancs de l’Assemblée, sur lesquels flottent désormais un parfum de dégagisme. Une frange des parlementa­ires LREM, un peu plus large à mesure que ces pénibles mois défilent, émet des réserves décomplexé­es à propos du Premier ministre. «Il y a les pseudo-courageux qui signent des tribunes, mais, ce qui inquiète Matignon, ce sont tous ces députés anonymes et suiveurs, explique un membre du gouverneme­nt. Ils ont pris des baffes avec les Gilets jaunes, ils ont trinqué à coups de menaces de mort et de permanence­s saccagées. » Et de constater : « Ils n’iront pas au charbon pour Édouard Philippe et son âge pivot, ils ne veulent plus. » Bien sûr, à la gauche de la gauche de la troupe, « ça fait très longtemps qu’on a des problèmes avec ce garçon », admet sans détour Jean-François Cesarini, pour qui le chef de la majorité se déporte de la ligne présidenti­elle affirmée lors des voeux du 31 décembre et devra donc « en tirer toutes les conséquenc­es ». Il n’y a rien d’étonnant, non plus, à entendre plusieurs cadres du parti présidenti­el – Marcheurs de la première heure venus du PS, revendiqua­nt fièrement de porter au plus profond de leur chair l’ADN du mouvement – réitérer leur méfiance vis-à-vis de ces pièces rapportées de la Rue de Vaugirard. Mais on serait presque surpris de la radicalité avec laquelle certains cadres du groupe plaident pour une éviction dans les plus brefs délais, les mains jointes, regard tourné vers l’Élysée.

Devant un macroniste qui a passé des heures sur les plateaux à défendre la réforme, on ose : « Philippe, remercié à l’issue du vote de la réforme des retraites, vous y croyez vraiment ? » Et lui, sans sourciller : « Plus que ça, je l’espère. On est nombreux dans ce cas. Je pense que le Château lui laisse carte blanche jusqu’à ce que le texte arrive à l’Assemblée… et ce sera peut-être son dernier texte. » Un cadre du groupe LREM – convaincu que Matignon est à l’origine de l’affaire Delevoye – fulmine : « On a le sentiment que Philippe essaie de torpiller le quinquenna­t. Depuis le printemps dernier, avec lui, on va de difficulté en difficulté. Il a fait son temps. Comptez sur nous pour ne pas le protéger en janvier. »

Une fois présenté en conseil des ministres le 24 janvier, le texte de loi sera présenté à l’Assemblée pour un examen accéléré. Plusieurs députés l’affirment : s’ils luttent en amont, par voie de presse et en rencontran­t de manière informelle les responsabl­es syndicaux, c’est qu’ils savent que la bataille des amendement­s sera âpre. « Alors qu’on est de plus en plus aguerris à l’écriture d’amendement­s, ceux-ci sont de plus en plus rejetés par l’article 40, lié aux dépenses supplément­aires, ou pour cavalier législatif. C’est le début de la censure », glisse un cadre du groupe. Pour autant, un député bien informé ajoute que « certains conseiller­s élyséens et de Matignon se sont activés auprès de collègues pour leur dire de ne pas s’abstenir, de peur d’être trop courts pour accrocher une majorité ». Si les défections lors des votes ont en effet tendance à s’amplifier au fil des mois, s’opposer à la mère des batailles du mandat, donc à la sacro-sainte parole présidenti­elle, sera le Rubicon que peu auront l’audace de franchir. Un risque que des Marcheurs de la première heure ont rapidement fait remonter au chef de l’État, qui réunira les parlementa­ires de la majorité avant la fin janvier. « Attention, prévient l’un des grognards de l’Assemblée. Si c’est pour avoir une minute de câlinothér­apie et une heure de leçon pour nous dire qu’on restera inflexible­s, non merci ! »

« Les questions d’équilibre financier ne doivent pas dévoyer cette réforme. » Laurianne Rossi, députée

 ??  ?? En première ligne. Matignon, 25 novembre 2019. Édouard Philippe s’apprête à recevoir les représenta­nts des organisati­ons syndicales et patronales.
En première ligne. Matignon, 25 novembre 2019. Édouard Philippe s’apprête à recevoir les représenta­nts des organisati­ons syndicales et patronales.

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