Monsieur le président, relisez Tocqueville !
Nicolas Baverez puise chez l’un des pères du libéralisme les clés de compréhension de la France d’aujourd’hui.
Génie politique, inlassable thuriféraire du libéralisme en France et penseur de la démocratie, Alexis de Tocqueville a laissé une oeuvre largement méconnue dans son pays. Tout juste se repaît-on de De la démocratie en Amérique pour expliquer combien il avait bien compris les mérites du Nouveau Monde. « Mais deux de ses trois chefs-d’oeuvre traitent de la politique intérieure », rappelle Nicolas Baverez, qui lui consacre un essai éclairant. Souvenirs et, surtout, L’Ancien Régime et la Révolution tirent ainsi les conclusions définitives de la Révolution de 1789 et expliquent les différentes répliques de ce séisme majeur qui agitent depuis lors la France. Tocqueville en ange annonciateur de Mai 68 et des gilets jaunes, voilà qui redonne du lustre à un intellectuel boudé pendant une large partie du XXe siècle, mais tiré de l’oubli par Raymond Aron, Jean-François Revel, François Furet et Claude Imbert. De solides références !
Député et président du conseil général de la Manche, éphémère ministre – moins de cinq mois – des Affaires étrangères, Tocqueville n’a jamais vraiment trouvé le parti qui pouvait représenter ses idées, tant son libéralisme était autant politique qu’économique. Cela le rapproche d’Emmanuel Macron. Mais sa grande férocité contre la centralisation et son attachement à l’égalité des territoires l’auraient dressé contre la première moitié de ce quinquennat. Dans Le Monde selon Tocqueville (Tallandier), dont nous publions ici des extraits, Nicolas Baverez raconte et révèle cet homme visionnaire, emporté par la tuberculose en 1859, mais qui a su connaître son temps, son pays et la complexité d’un peuple volcanique animé de désirs impérieux, contradictoires et immédiats. L’essayiste et éditorialiste du Point puise dans l’oeuvre de son devancier les idées les plus contemporaines pour nous faire comprendre la profondeur de la crise de la démocratie à laquelle l’Occident est confronté
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EXTRAITS
Pour Tocqueville, il existe bien une exception historique française, ancrée dans les mentalités des citoyens, à la fois radicalement individualistes et furieusement étatistes, dans la défiance viscérale envers toute forme d’autorité, enfin dans une histoire nationale qui fait alterner des hauts et des bas prodigieux. À l’égal de ses contemporains et des puissances européennes du XIXe siècle, hantés par les spectres de la Révolution et des guerres de conquête napoléoniennes, il souligne combien la France demeure une nation unique par sa capacité à inventer et à porter des idées nouvelles comme par les périls qu’elle peut engendrer pour elle-même et pour le continent.
« Quand je considère cette nation en elle-même, je la trouve plus extraordinaire qu’aucun des événements de son histoire. En a-t-il jamais paru sur la terre une seule qui fût si remplie de contrastes et si extrême dans chacun de ses actes, plus conduite par des sensations, moins par des principes ; faisant ainsi toujours plus mal ou mieux qu’on ne s’y attendait, tantôt au-dessous du niveau commun de l’humanité, tantôt fort au-dessus ; un peuple tellement inaltérable dans ses principaux instincts, qu’on le reconnaît encore dans des portraits qui ont été faits de lui il y a deux ou trois mille ans, et en même temps, tellement mobile dans ses pensées journalières et dans ses goûts, qu’il finit par se devenir un spectacle inattendu à lui-même, et demeure souvent aussi surpris que les étrangers à la vue de ce qu’il vient de faire ; le plus casanier et le plus routinier de tous quand on l’abandonne à lui-même, et, lorsqu’une fois on l’a arraché malgré lui à son logis et à ses habitudes, prêt à pousser jusqu’au bout du monde et à tout oser ; indocile par tempérament, et s’accommodant mieux toutefois de l’empire arbitraire et même violent d’un prince que du gouvernement régulier et libre des principaux citoyens ;
aujourd’hui l’ennemi déclaré de toute obéissance, demain mettant à servir une sorte de passion que les nations les mieux douées pour la servitude ne peuvent atteindre ; conduit par un fil tant que personne ne résiste, ingouvernable dès que l’exemple de la résistance est donné quelque part ; trompant toujours ainsi ses maîtres, qui le craignent ou trop ou trop peu ; jamais si libre qu’il faille désespérer de l’asservir, ni si asservi qu’il ne puisse encore briser le joug ; apte à tout, mais n’excellant que dans la guerre ; adorateur du hasard, de la force, du succès, de l’éclat et du bruit, plus que de la vraie gloire ; plus capable d’héroïsme que de vertu, de génie que de bon sens, propre à concevoir d’immenses desseins plutôt qu’à parachever de grandes entreprises ; la plus brillante et la plus dangereuse des nations de l’Europe, et la mieux faite pour y devenir tour à tour un objet d’admiration, de haine, de pitié, de terreur, mais jamais d’indifférence ? »
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L’une des particularités des Français tient à ce qu’ils aiment détester leurs dirigeants autant qu’ils vénèrent l’État.
« Il n’y a pas de nation qui s’attache moins à ceux qui la gouvernent que la nation française, ni qui sache moins se passer de gouvernement. Dès qu’elle se voit obligée de marcher seule, elle éprouve une sorte de vertige qui lui fait croire à chaque instant qu’elle va tomber dans un abîme. »
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La difficulté de la France à acclimater la liberté politique s’explique par la volonté de concilier deux principes contradictoires : un État tout-puissant hérité de la monarchie absolue et une démocratie directe confiant toute la charge du gouvernement à une assemblée placée sous la surveillance des citoyens. Le mélange paradoxal du régime d’assemblée et de l’étatisme a empêché l’enracinement durable de la démocratie.
« Quand l’amour des Français pour la liberté politique se réveilla, ils avaient déjà conçu en matière de gouvernement un certain nombre de notions qui, non seulement ne s’accordaient pas facilement avec l’existence d’institutions libres, mais y étaient presque contraires.
Ils avaient admis comme idéal d’une société un peuple sans autre aristocratie que celle des fonctionnaires publics, une administration unique et toute-puissante, directrice de l’État, tutrice des particuliers. En voulant être libres, ils n’entendirent point se départir de cette notion première ; ils essayèrent seulement de la concilier avec celle de la liberté.
Ils entreprirent donc de mêler ensemble une centralisation administrative sans bornes et un corps législatif prépondérant : l’administration de la bureaucratie et le gouvernement des électeurs. La nation en corps eut tous les droits de la souveraineté, chaque citoyen en particulier fut resserré dans la plus étroite dépendance : à l’une on demanda l’expérience et les vertus d’un peuple libre; à l’autre les qualités d’un bon serviteur. »
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« La plus brillante et la plus dangereuse des nations de l’Europe, et la mieux faite pour y devenir tour à tour un objet d’admiration, de haine, de pitié, de terreur, mais jamais d’indifférence. » Tocqueville