Y a-t-il des lecteurs à l’Élysée ?
De de Gaulle à Macron, un ouvrage collectif révèle les goûts littéraires, souvent déroutants, des présidents de la République.
Voilà, au sens noble du terme, un ouvrage indiscret. Car il y a de l’indiscrétion à pousser la porte de la bibliothèque personnelle de nos présidents. Comme si chaque livre de chevet était un secret, une confidence. Chez de Gaulle, qui ne lisait jamais en présence d’autrui, l’acte était à peu près aussi intime que d’embrasser Yvonne. Valéry Giscard d’Estaing, qui se plongeait dans les guerres de Religion pour comprendre l’origine des haines franco-françaises, s’est longuement fait prier avant d’accepter de lever le voile sur ses lectures favorites. Lire, pour Mitterrand, qui passa ses derniers jours à l’Élysée à ranger sa bibliothèque, lui permettait, comme le souligne justement Laure Adler, de « s’abriter des regards » : les livres, il s’y réfugiait comme un « passager clandestin » dans une « armure ». Chirac a trompé son entourage sur ses goûts, qui le portaient vers la poésie. Effet du temps ou de génération, Sarkozy, Hollande, Macron, se sont plus facilement prêtés au jeu de ce volume collectif particulièrement abouti et… si français, intitulé Dans la bibliothèque de nos présidents. Car imagine-t-on un autre pays où l’on consacrerait 200 pages aux lectures de nos chefs d’État ? Mais faut-il s’en étonner quand la plupart, VGE, Chirac, Hollande exceptés, ont choisi pour décor de leur photographie officielle la bibliothèque de l’Élysée ou quelques livres? De Gaulle a été un écrivain. Mitterrand, jeune, rêvait de l’être, de même qu’Emmanuel Macron. À la fin de son septennat, VGE déclara : « Ma véritable ambition, ce serait une ambition littéraire. »
«Pourquoi ce souci propre à (presque) tous les présidents de s’intéresser à la chose littéraire, aux écrivains ? », s’interroge dans la préface Étienne de Montety, qui a dirigé le recueil. Chacun des huit présidents de la Ve République a publié, avant, pendant ou après, son mandat, rappelle-t-il avant de convoquer Roland Barthes : « Il y a un sentiment de sécurité, l’assurance qu’en somme aucun mal, aucune lésion ne peut ve
Valéry Giscard d’Estaing
nir d’un homme qui se soucie d’écrire bien le français tant la littérature est chez nous une valeur invétérée. » Une caution, en somme : à vérifier aujourd’hui. Dans l’interview que lui a accordée Emmanuel Macron, celui-ci avance des arguments radicaux : « Le rapport à la parole et à l’écriture est fondamental dans la fonction présidentielle. Qui n’aime pas la parole, le caractère à la fois pondérable et indomptable des mots, ne peut pas exercer la fonction ou l’exercera mal. Ce rapport se construit dans une relation au livre. » Ou parce que le pouvoir, comme le livre, c’est le silence et la solitude, conclut-il, en revenant finalement à Mitterrand.
Dédicace. Un constat peu rassurant dans leurs lectures : à l’exception de VGE, Chirac et, dans une moindre mesure, Sarkozy, nos présidents ne s’intéressent pas aux auteurs étrangers, surtout européens. Aucun auteur allemand, anglais, italien, espagnol, classique ou moderne, n’est cité. Révélateur d’un esprit très franco-français. D’un président à l’autre, on peut s’amuser à tisser des liens. Macron est entré en poésie avec l’anthologie concoctée par Pompidou, qui lui fit découvrir son cher Éluard. Ladite Anthologie de la poésie française (1961) se retrouve dans la bibliothèque de la Boisserie avec cette dédicace : « Au général de Gaulle, le poète de l’Histoire. » Juste retour puisque Pompidou possédait une édition sur grand papier des Mémoires de guerre signée : « À mon ami Georges Pompidou, 18 juin 1956. » On
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Je l’ai lu très tôt dans “La Pléiade” et d’ailleurs sa reliure est aujourd’hui déchirée. Tolstoï comprend le peuple, le petit peuple, ce qui est rare. Il ressent son malheur et ses souffrances.
découvre chez Hollande tout ■ un rayon consacré à François Mitterrand, dont Ma part de vérité, lu à 16 ans grâce à sa grand-mère, qui décida de son engagement. Aucun livre de Mitterrand en revanche dans la bibliothèque gaullienne, où le général faisait acheter tous les Goncourt mais recevait aussi les livres de ses adversaires. L’ouvrage mitterrandien qui a bouleversé l’homme mûr Hollande est d’un tout autre registre : les Lettres à Anne.« On croit connaître et on ne connaît pas tout», commente Hollande.
Même faible pour Hugo chez Mitterrand et Hollande, mais pour différents titres : Histoire d’un crime, chez le premier – l’histoire du coup d’Etat de Napoléon III – Les Misérables pour le second. Même goût pour Maupassant chez Hollande, peu amateur de romans, qui y traque le politique : « Ça l’était évidemment : il décrit la vie dans les bocages, les moeurs de l’époque. » Et chez VGE, qui se fit inviter par Bernard Pivot pour en parler à Apostrophes en 1979 : « L’une des écritures les plus fines, les plus nerveuses, les plus précises. Je ne passe jamais avenue de Friedland sans penser à lui, là où il était reçu par la comtesse Potocka. » L’un privilégie le contenu, l’autre le style français. Même appétence pour la poésie contemporaine chez Pompidou – Cocteau, Breton, Max Ernst, Éluard –, relève Éric Roussel, et chez son ancien collaborateur Chirac, dont Christine Albanel
nous apprend qu’il lisait en cachette à l’Assemblée du Patrice de La Tour du Pin et vouait un culte à Pessoa et à Jaccottet – notamment son À la lumière d’hiver. Même bibliophilie chez Pompidou, qui détenait un exemplaire extrêmement rare des Liaisons dangereuses ayant appartenu à Choderlos de Laclos en personne, chez Mitterrand, qui, entre autres trésors, avait une édition originale de Michelet avec son Histoire de la Révolution française, et chez Macron, qui possède une superbe édition du Bal du comte d’Orgel, de Radiguet. Même faible pour Gide chez Pompidou, Mitterrand et Macron. Même amour des envois autographes et des traces manuscrites chez Pompidou et Sarkozy, dont tout un mur en est tapissé chez lui, dans l’attente d’une dédicace de Houellebecq pour son exemplaire de Soumission.
A contrario, on retrouve l’affrontement entre Mitterrand et de Gaulle sur Zola : le premier l’encensait, le second en était dégoûté et l’interdit à son fils. On peut opposer Chirac, amoureux de l’ailleurs, passionné d’étranger et de la
collection « Terre humaine », à Hollande, jadis lecteur de Marx et Marcuse, qui ne lit plus que français. Les anciens adversaires Hollande et Sarkozy n’ont aucun point commun dans leurs lectures, puisque Hollande, passionné d’Histoire, ne lit pas de romans, quand son vaincu de 2012 les apprécie, notamment les Américains. On terminera sur cette révélation de VGE, qui tel Richelieu ou Louis XIV eut ce geste très Ancien Régime : « J’ai demandé à Ionesco de venir me voir, car je voulais lui commander une pièce sur le pouvoir. » Un an plus tard, Ionesco, qui avait déjà traité si souvent ce sujet, notamment dans Rhinocéros, revint en prétendant, le malin, que le sujet était trop difficile
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Ils ont aimé la même femme. Une histoire d’amour doublement malheureuse et d’une amitié qui a peut-être été trahie. Un chefd’oeuvre absolu.
Nicolas Sarkozy à propos du roman « Les Braises », de Sandor Marai
cius – même s’il est présent en Chine. En revanche, la recherche de l’harmonie des relations humaines n’est pas étrangère à Tolstoï et à certains des personnages qu’il a créés. « Le bon maître » est l’une de ses obsessions. Il voudrait faire disparaître les souffrances du peuple. Tout comme Tocqueville ou Confucius, il essaye d’organiser une société pacifique qui atténue les ferments de la guerre civile ! Au fond, tous les trois s’intéressent à l’homme. L’homme apaisé chez Confucius, l’homme équilibré par des institutions chez Tocqueville, l’homme en paix avec la nature et débarrassé des conventions chez Tolstoï. » (Propos recueillis par Charles Jaigu)
Sarkozy et le génie de Balzac
Le président prit au hasard l’édition Folio des Illusions perdues ; le volume épais s’ouvrit, tout à fait par hasard, sur un passage non seulement surligné mais signalé d’une croix au crayon à papier et qui disait ceci : « Dans les pays dévorés par le sentiment d’insubordination sociale caché sous le mot égalité, tout triomphe est un de ces miracles qui ne va pas, comme certains miracles d’ailleurs, sans la coopération d’adroits machinistes. Sur dix ovations obtenues par des hommes vivants et décernées au sein de la patrie, il y en a neuf dont les causes sont étrangères à l’homme. Le triomphe de
Emmanuel Macron Molière, Stendhal, Éluard, Char, Gide, Radiguet.
Voltaire sur les planches du Théâtre-Français n’était-il pas celui de la philosophie de son siècle ? En France, on ne peut triompher que quand tout le monde se couronne sur la tête du triomphateur. » Cette dernière phrase soulignée, quant à elle, deux fois. Alors que je terminais la lecture de ce passage qui renvoyait de façon lumineuse à l’actualité politique, Nicolas Sarkozy me dit : « Voilà pourquoi Balzac est un génie. Non seulement il a tout compris mais il a tout écrit. » (Camille Pascal)
Macron : « La littérature sauve »
« Dans la vie politique – et ce n’est pas du tout une question d’érudition –, les gens sentent quand vous habitez les choses et que ce n’est pas une fiche technique qui vous aide. Il faut habiter la littérature. Et quand vous avez ce rapport, je sais que les gens le reconnaissent. C’est quelque chose qui, pour moi, ramène à la civilisation : il peut y avoir des désaccords, ce socle constitue quelque chose d’irréductible. La littérature sauve. Les gens qui lisent savent combien c’est important et les gens qui ne lisent pas sentent que ça l’est. C’est un jeu de miroirs permanent. Il n’y a que les imbéciles d’une brutalité insigne qui pensent que c’est formidable de ne pas lire, et je crois qu’en France cette espèce n’existe pas. C’est la force de notre pays. (…) Le numérique a quelque chose de trop lisse. On lit en ligne, on va chercher tout de suite l’information qu’on cherche. Or en lisant un livre, on va tomber sur un mot, on va revenir en arrière. On va corner une page, y inscrire des repères, c’est physique. Ça correspond à l’imaginaire qu’on s’est fabriqué. Dans beaucoup de livres, il faut accepter de se perdre. Et c’est dans les moments où l’on se perd que le cerveau construit les bonnes connexions. J’ai compris les poèmes de René Char en me perdant » (Propos recueillis par Étienne de Montety)
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Je possède aussi quelques livres numérotés : un superbe Bal du comte d’Orgel, de Radiguet, avec la préface originale par Cocteau, dans une édition illustrée, sublime, à laquelle je tiens infiniment.