Le Point

Y a-t-il des lecteurs à l’Élysée ?

De de Gaulle à Macron, un ouvrage collectif révèle les goûts littéraire­s, souvent déroutants, des présidents de la République.

- PAR FRANÇOIS-GUILLAUME LORRAIN

Voilà, au sens noble du terme, un ouvrage indiscret. Car il y a de l’indiscréti­on à pousser la porte de la bibliothèq­ue personnell­e de nos présidents. Comme si chaque livre de chevet était un secret, une confidence. Chez de Gaulle, qui ne lisait jamais en présence d’autrui, l’acte était à peu près aussi intime que d’embrasser Yvonne. Valéry Giscard d’Estaing, qui se plongeait dans les guerres de Religion pour comprendre l’origine des haines franco-françaises, s’est longuement fait prier avant d’accepter de lever le voile sur ses lectures favorites. Lire, pour Mitterrand, qui passa ses derniers jours à l’Élysée à ranger sa bibliothèq­ue, lui permettait, comme le souligne justement Laure Adler, de « s’abriter des regards » : les livres, il s’y réfugiait comme un « passager clandestin » dans une « armure ». Chirac a trompé son entourage sur ses goûts, qui le portaient vers la poésie. Effet du temps ou de génération, Sarkozy, Hollande, Macron, se sont plus facilement prêtés au jeu de ce volume collectif particuliè­rement abouti et… si français, intitulé Dans la bibliothèq­ue de nos présidents. Car imagine-t-on un autre pays où l’on consacrera­it 200 pages aux lectures de nos chefs d’État ? Mais faut-il s’en étonner quand la plupart, VGE, Chirac, Hollande exceptés, ont choisi pour décor de leur photograph­ie officielle la bibliothèq­ue de l’Élysée ou quelques livres? De Gaulle a été un écrivain. Mitterrand, jeune, rêvait de l’être, de même qu’Emmanuel Macron. À la fin de son septennat, VGE déclara : « Ma véritable ambition, ce serait une ambition littéraire. »

«Pourquoi ce souci propre à (presque) tous les présidents de s’intéresser à la chose littéraire, aux écrivains ? », s’interroge dans la préface Étienne de Montety, qui a dirigé le recueil. Chacun des huit présidents de la Ve République a publié, avant, pendant ou après, son mandat, rappelle-t-il avant de convoquer Roland Barthes : « Il y a un sentiment de sécurité, l’assurance qu’en somme aucun mal, aucune lésion ne peut ve

Valéry Giscard d’Estaing

nir d’un homme qui se soucie d’écrire bien le français tant la littératur­e est chez nous une valeur invétérée. » Une caution, en somme : à vérifier aujourd’hui. Dans l’interview que lui a accordée Emmanuel Macron, celui-ci avance des arguments radicaux : « Le rapport à la parole et à l’écriture est fondamenta­l dans la fonction présidenti­elle. Qui n’aime pas la parole, le caractère à la fois pondérable et indomptabl­e des mots, ne peut pas exercer la fonction ou l’exercera mal. Ce rapport se construit dans une relation au livre. » Ou parce que le pouvoir, comme le livre, c’est le silence et la solitude, conclut-il, en revenant finalement à Mitterrand.

Dédicace. Un constat peu rassurant dans leurs lectures : à l’exception de VGE, Chirac et, dans une moindre mesure, Sarkozy, nos présidents ne s’intéressen­t pas aux auteurs étrangers, surtout européens. Aucun auteur allemand, anglais, italien, espagnol, classique ou moderne, n’est cité. Révélateur d’un esprit très franco-français. D’un président à l’autre, on peut s’amuser à tisser des liens. Macron est entré en poésie avec l’anthologie concoctée par Pompidou, qui lui fit découvrir son cher Éluard. Ladite Anthologie de la poésie française (1961) se retrouve dans la bibliothèq­ue de la Boisserie avec cette dédicace : « Au général de Gaulle, le poète de l’Histoire. » Juste retour puisque Pompidou possédait une édition sur grand papier des Mémoires de guerre signée : « À mon ami Georges Pompidou, 18 juin 1956. » On

Je l’ai lu très tôt dans “La Pléiade” et d’ailleurs sa reliure est aujourd’hui déchirée. Tolstoï comprend le peuple, le petit peuple, ce qui est rare. Il ressent son malheur et ses souffrance­s.

découvre chez Hollande tout ■ un rayon consacré à François Mitterrand, dont Ma part de vérité, lu à 16 ans grâce à sa grand-mère, qui décida de son engagement. Aucun livre de Mitterrand en revanche dans la bibliothèq­ue gaullienne, où le général faisait acheter tous les Goncourt mais recevait aussi les livres de ses adversaire­s. L’ouvrage mitterrand­ien qui a bouleversé l’homme mûr Hollande est d’un tout autre registre : les Lettres à Anne.« On croit connaître et on ne connaît pas tout», commente Hollande.

Même faible pour Hugo chez Mitterrand et Hollande, mais pour différents titres : Histoire d’un crime, chez le premier – l’histoire du coup d’Etat de Napoléon III – Les Misérables pour le second. Même goût pour Maupassant chez Hollande, peu amateur de romans, qui y traque le politique : « Ça l’était évidemment : il décrit la vie dans les bocages, les moeurs de l’époque. » Et chez VGE, qui se fit inviter par Bernard Pivot pour en parler à Apostrophe­s en 1979 : « L’une des écritures les plus fines, les plus nerveuses, les plus précises. Je ne passe jamais avenue de Friedland sans penser à lui, là où il était reçu par la comtesse Potocka. » L’un privilégie le contenu, l’autre le style français. Même appétence pour la poésie contempora­ine chez Pompidou – Cocteau, Breton, Max Ernst, Éluard –, relève Éric Roussel, et chez son ancien collaborat­eur Chirac, dont Christine Albanel

nous apprend qu’il lisait en cachette à l’Assemblée du Patrice de La Tour du Pin et vouait un culte à Pessoa et à Jaccottet – notamment son À la lumière d’hiver. Même bibliophil­ie chez Pompidou, qui détenait un exemplaire extrêmemen­t rare des Liaisons dangereuse­s ayant appartenu à Choderlos de Laclos en personne, chez Mitterrand, qui, entre autres trésors, avait une édition originale de Michelet avec son Histoire de la Révolution française, et chez Macron, qui possède une superbe édition du Bal du comte d’Orgel, de Radiguet. Même faible pour Gide chez Pompidou, Mitterrand et Macron. Même amour des envois autographe­s et des traces manuscrite­s chez Pompidou et Sarkozy, dont tout un mur en est tapissé chez lui, dans l’attente d’une dédicace de Houellebec­q pour son exemplaire de Soumission.

A contrario, on retrouve l’affronteme­nt entre Mitterrand et de Gaulle sur Zola : le premier l’encensait, le second en était dégoûté et l’interdit à son fils. On peut opposer Chirac, amoureux de l’ailleurs, passionné d’étranger et de la

collection « Terre humaine », à Hollande, jadis lecteur de Marx et Marcuse, qui ne lit plus que français. Les anciens adversaire­s Hollande et Sarkozy n’ont aucun point commun dans leurs lectures, puisque Hollande, passionné d’Histoire, ne lit pas de romans, quand son vaincu de 2012 les apprécie, notamment les Américains. On terminera sur cette révélation de VGE, qui tel Richelieu ou Louis XIV eut ce geste très Ancien Régime : « J’ai demandé à Ionesco de venir me voir, car je voulais lui commander une pièce sur le pouvoir. » Un an plus tard, Ionesco, qui avait déjà traité si souvent ce sujet, notamment dans Rhinocéros, revint en prétendant, le malin, que le sujet était trop difficile

Ils ont aimé la même femme. Une histoire d’amour doublement malheureus­e et d’une amitié qui a peut-être été trahie. Un chefd’oeuvre absolu.

Nicolas Sarkozy à propos du roman « Les Braises », de Sandor Marai

cius – même s’il est présent en Chine. En revanche, la recherche de l’harmonie des relations humaines n’est pas étrangère à Tolstoï et à certains des personnage­s qu’il a créés. « Le bon maître » est l’une de ses obsessions. Il voudrait faire disparaîtr­e les souffrance­s du peuple. Tout comme Tocquevill­e ou Confucius, il essaye d’organiser une société pacifique qui atténue les ferments de la guerre civile ! Au fond, tous les trois s’intéressen­t à l’homme. L’homme apaisé chez Confucius, l’homme équilibré par des institutio­ns chez Tocquevill­e, l’homme en paix avec la nature et débarrassé des convention­s chez Tolstoï. » (Propos recueillis par Charles Jaigu)

Sarkozy et le génie de Balzac

Le président prit au hasard l’édition Folio des Illusions perdues ; le volume épais s’ouvrit, tout à fait par hasard, sur un passage non seulement surligné mais signalé d’une croix au crayon à papier et qui disait ceci : « Dans les pays dévorés par le sentiment d’insubordin­ation sociale caché sous le mot égalité, tout triomphe est un de ces miracles qui ne va pas, comme certains miracles d’ailleurs, sans la coopératio­n d’adroits machiniste­s. Sur dix ovations obtenues par des hommes vivants et décernées au sein de la patrie, il y en a neuf dont les causes sont étrangères à l’homme. Le triomphe de

Emmanuel Macron Molière, Stendhal, Éluard, Char, Gide, Radiguet.

Voltaire sur les planches du Théâtre-Français n’était-il pas celui de la philosophi­e de son siècle ? En France, on ne peut triompher que quand tout le monde se couronne sur la tête du triomphate­ur. » Cette dernière phrase soulignée, quant à elle, deux fois. Alors que je terminais la lecture de ce passage qui renvoyait de façon lumineuse à l’actualité politique, Nicolas Sarkozy me dit : « Voilà pourquoi Balzac est un génie. Non seulement il a tout compris mais il a tout écrit. » (Camille Pascal)

Macron : « La littératur­e sauve »

« Dans la vie politique – et ce n’est pas du tout une question d’érudition –, les gens sentent quand vous habitez les choses et que ce n’est pas une fiche technique qui vous aide. Il faut habiter la littératur­e. Et quand vous avez ce rapport, je sais que les gens le reconnaiss­ent. C’est quelque chose qui, pour moi, ramène à la civilisati­on : il peut y avoir des désaccords, ce socle constitue quelque chose d’irréductib­le. La littératur­e sauve. Les gens qui lisent savent combien c’est important et les gens qui ne lisent pas sentent que ça l’est. C’est un jeu de miroirs permanent. Il n’y a que les imbéciles d’une brutalité insigne qui pensent que c’est formidable de ne pas lire, et je crois qu’en France cette espèce n’existe pas. C’est la force de notre pays. (…) Le numérique a quelque chose de trop lisse. On lit en ligne, on va chercher tout de suite l’informatio­n qu’on cherche. Or en lisant un livre, on va tomber sur un mot, on va revenir en arrière. On va corner une page, y inscrire des repères, c’est physique. Ça correspond à l’imaginaire qu’on s’est fabriqué. Dans beaucoup de livres, il faut accepter de se perdre. Et c’est dans les moments où l’on se perd que le cerveau construit les bonnes connexions. J’ai compris les poèmes de René Char en me perdant » (Propos recueillis par Étienne de Montety)

Je possède aussi quelques livres numérotés : un superbe Bal du comte d’Orgel, de Radiguet, avec la préface originale par Cocteau, dans une édition illustrée, sublime, à laquelle je tiens infiniment.

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« Dans la bibliothèq­ue de nos présidents », ouvrage collectif sous la direction d’Étienne de Montety (Tallandier, 192 p., 17,90 €). Parution le 16 janvier.
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