Le Point

Nous n’allons pas à la guerre, par Gérard Araud

Tactique. Pour le diplomate, la guerre entre l’Iran et les États-Unis n’est pas inéluctabl­e. Mais les escarmouch­es vont se multiplier.

- PAR GÉRARD ARAUD

Qassem Soleimani, qui dirigeait la force Al-Qods, le bras armé de la République islamique à l’étranger, était un dangereux terroriste, responsabl­e de l’action extérieure iranienne dans ce qu’elle a de plus meurtrier, en particulie­r en Syrie. Il recrutait et coordonnai­t les milices chiites que l’Iran utilise à travers le Moyen-Orient. La question porte sur les conséquenc­es politiques de son éliminatio­n, qui, en elle-même, ne saurait susciter aucun regret. Rappelons d’abord l’enchaîneme­nt des faits qui ont conduit à l’opération américaine.

En dénonçant l’accord nucléaire avec l’Iran en mai 2018 et en imposant des sanctions sévères à ce pays, les États-Unis ont déclaré une guerre de facto, dont l’objectif, patent à écouter les déclaratio­ns de Washington, est la chute de la République islamique à Téhéran. Israël et les monarchies du Golfe soutiennen­t cette stratégie face à un régime qui, du Yémen au Liban en passant par l’Irak et la Syrie, menace leurs intérêts. Certes, la République islamique a prouvé sa résilience, mais elle fait face aujourd’hui à une situation économique désastreus­e, autant du fait des sanctions que de sa gestion inepte, et elle se heurte à l’hostilité ou au mieux à l’indifféren­ce d’une majorité des Iraniens, comme le prouvent les violentes manifestat­ions qu’elle a dû réprimer dans le sang. On parle de centaines de morts. Bien plus au Liban et en Irak, où elle exerce son influence via ses supplétifs locaux (Hezbollah au Liban et milices chiites en Irak), elle a vu la population locale protester dans la rue contre cette ingérence.

Téhéran avait cru reprendre l’initiative en établissan­t un équilibre entre le faible et le fort face à l’écrasante puissance militaire américaine. Des attaques contre des pétroliers dans le Golfe, la destructio­n d’un drone américain et surtout, le 14 septembre 2019, un bombardeme­nt dévastateu­r des installati­ons pétrolière­s saoudienne­s étaient d’autant plus apparues comme un succès que les États-Unis n’avaient pas réagi. Mais la dissuasion repose sur une analyse juste des lignes rouges de l’adversaire. C’est alors que les Iraniens, enhardis par leur succès, sont allés trop loin. Lorsque les Américains ont procédé à des frappes en Irak contre des mouvements chiites, les Iraniens ont relevé le gant au lieu de considérer que c’était une réaction isolée après la mort d’un ressortiss­ant américain. Ils se sont engagés dans l’escalade en attaquant l’ambassade des ÉtatsUnis à Bagdad. Ils comprennen­t maintenant leur erreur, que Soleimani a payée, avec d’autres, de sa vie.

Est-il possible de prévoir les conséquenc­es de ces événements ? À la télévision et sur les réseaux sociaux, les experts américains se sont livrés à une surenchère catastroph­iste,jusqu’àcomparerl’opérationa­umeurtre de l’archiduc François-Ferdinand d’Autriche, en 1914, qui avait mené au déclenchem­ent de la Première Guerre mondiale. Non, nous n’allons pas à la guerre, pour la simple raison que la République islamique a prouvé qu’elle n’était pas suicidaire et qu’elle est d’autant plus consciente de la supériorit­é militaire des États-Unis qu’elle sait désormais que Trump est prêt à recourir à la force de la manière la plus imprévisib­le. Paradoxale­ment, pour la République islamique, le pire dans la récente opération, c’est que les États-Unis l’aient revendiqué­e au lieu d’en rester à une guerre de l’ombre qui aurait, au moins, permis au régime de sauver la face. Là, celui-ci est à la fois battu et humilié. Il doit choisir des représaill­es, mais qui ne justifient pas une nouvelle opération américaine. Les options sont limitées. Le Liban et l’Irak pourraient en être le théâtre.

En tout cas, une chose est sûre : la voie de la négociatio­n entre les États-Unis et l’Iran est fermée pour longtemps, ce qui signifie que nous allons voir l’Iran sortir totalement de l’accord nucléaire. Ce qui signifie aussi que nous resterons, dans les mois qui viennent, à la merci d’autres incidents, d’autres erreurs de calcul, d’autres provocatio­ns qui peuvent, à tout moment, nous plonger dans l’apocalypse dans le Golfe

Gérard Araud a publié Passeport diplomatiq­ue. Quarante ans au Quai d’Orsay (Grasset, 2019).

La République islamique a prouvé qu’elle n’était pas suicidaire. Elle sait désormais que Trump est prêt à recourir à la force de la manière la plus imprévisib­le.

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Gérard Araud Ancien ambassadeu­r de France à Washington.

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