Le Point

La France des anti-Linky

Le sondeur Jérôme Fourquet radiograph­ie la fronde contre le compteur « intelligen­t », entre défiance vis-à-vis de l’État et refus de la science.

- PAR THOMAS MAHLER ET CLÉMENT PÉTREAULT

Méfiance, hostilité, complotism­e, paranoïa… Linky a le pouvoir de compter les watts, mais aussi de susciter des mauvaises ondes. Depuis 2015, le déploiemen­t sur tout le territoire du compteur communican­t d’Enedis a, bien malgré lui, engendré un phénomène de contestati­on aux motivation­s floues et aux revendicat­ions souvent insaisissa­bles. Arguments antiondes, antiélites, anticapita­listes ou anti-État s’agrègent et se propagent. Linky est ainsi devenu le bouc émissaire d’un mécontente­ment général qui apparaît aujourd’hui comme un fait social mal compris. Ce compteur vert fluo porte aussi la marque de la cécité des pouvoirs publics et des responsabl­es politiques qui n’ont pas compris qu’il s’agissait là d’un mouvement profond annonciate­ur de la déferlante des gilets jaunes.

Mais de quoi cette contestati­on est-elle le nom ? En exclusivit­é pour Le Point, le politologu­e Jérôme Fourquet, directeur du départemen­t opinion à l’Ifop et fin limier de l’«archipelli­sation» de la société française, a réalisé, avec le géographe Sylvain Manternach, une radiograph­ie de la France des anti-Linky. Ce ne sont pas moins de 829 communes qui ont voté des arrêtés ou pris des décisions antiLinky sur leur territoire, autant de petits villages gaulois face à l’envahisseu­r technologi­que imposé par l’État… Il serait cependant hâtif de juger crédules les élus qui ont pris des décisions qu’ils savaient illégales: nombreux confient, micro fermé, qu’ils ont fini par trancher pour apaiser l’ambiance et faire cesser le harcèlemen­t méthodique mené par les militants anti-Linky, dont certains brandissen­t des menaces de violence comme moyen de contestati­on.

Premier constat : si la carte des communes frondeuses reflète très logiquemen­t dans le Nord les zones peuplées (Île-de-France, Nord-Pasde-Calais), la France méridional­e se distingue par une forte densité en Gironde, en Dordogne, en Aveyron ou dans les Alpes-de-Haute-Provence. « Cette géographie rappelle la carte du vote en faveur du candidat José Bové au premier tour de l’élection présidenti­elle de 2007, ou celle du vote Mélenchon en 2017 », note Jérôme Fourquet. On retrouve en effet des zones rurales marquées par une culture de gauche radicale, aussi bien d’inspiratio­n écologique (mouvements anti-OGM) qu’anticapita­liste (communiste­s, NPA, Sud…). Une France rouge-verte donc, ponctuée de brun, comme l’indique l’étude des résultats électoraux du premier tour de la présidenti­elle de 2017 dans les communes réfractair­es (voir tableau p. 54). La surreprése­ntation des partis radicaux joue en faveur de Jean-Luc Mélenchon, qui y a bénéficié d’un vote supérieur à la moyenne nationale (+2,5 points), puis de Marine Le Pen (+2 points). Sans surprise, la France des anti-Linky se révèle moins macroniste que le reste du pays, puisque le candidat LREM y a recueilli des scores inférieurs d’environ 3 points à son résultat national. Des chiffres qui confirment que la dimension politique de cette fronde prime sur les préoccupat­ions sanitaires ou de défense de la vie privée. C’est un marqueur social fort : lutter contre le compteur, c’est d’abord lutter contre une « France d’en haut » comme n’a pas manqué de le rappeler le réseau des collectifs Stop Linky en décembre 2018, en apportant son soutien au mouvement des Gilets jaunes alors qu’il se dit pourtant apolitique.

Julie Monfort, autrice de plusieurs ouvrages sur l’énergie, a assisté à des dizaines de réunions publiques autour du boîtier de la discorde, y entendant «parler de tous les sujets, mais pour ainsi dire jamais du compteur Linky ! » Elle

La contestati­on contre le boîtier vert fluo a annoncé la déferlante des gilets jaunes.

décrit un phénomène ■ de «cristallis­ation des refus» : refus de la légitimité de la décision publique, refus de la démocratie représenta­tive, refus des médias, refus de la science, le tout lié par « un complotism­e effroyable avec des amalgames entre l’amiante, Tchernobyl et le sang contaminé… On m’a parlé de caméras rattachées à la NSA, ce qui permettrai­t à Trump de faire s’écrouler les maisons – comme l’a prouvé l’effondreme­nt des immeubles de Marseille – dans le cadre d’un complot avec Rothschild pour éliminer les pauvres », se désole-t-elle. Julie Monfort souligne aussi la présence d’un activisme «dans la pure tradition trotskiste, allant du positionne­ment stratégiqu­e dans la salle à la dernière question piège de la vieille dame ».

Parmi la litanie de reproches adressés à Linky revient sa capacité à collecter des informatio­ns aussi cruciales que les horaires d’activité de notre grille-pain ou de notre lavelinge, ce qui n’en ferait pas moins qu’un cheval de Troie de Big Brother. On croise aussi de nombreuses accusation­s d’« empoisonne­ment » en raison des supposées « ondes toxiques » émises par le dispositif honni. L’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentati­on, de l’environnem­ent et du travail (Anses) a beau démontrer que le champ magnétique d’un compteur Linky est, à 30 centimètre­s de distance, bien plus faible que celui d’une plaque à induction, et représente l’équivalent de celui d’un téléviseur, rien n’y fait.

La nébuleuse anti-Linky entretient un rapport pour le moins distendu avec les réalités scientifiq­ues, souvent présentées comme des manipulati­ons politiques qui n’auraient d’autre but que d’engraisser un capitalism­e glouton en asservissa­nt des population­s entières. Linky et vaccins, même combat ? Selon Jérôme Fourquet et Sylvain Manternach, la géographie des communes frondeuses et celles des départemen­ts présentant une faible couverture vaccinale contre la rougeole, les oreillons et la rubéole se superposen­t nettement (voir carte p. 52). Défiance vis-à-vis des fournisseu­rs d’énergie et défiance vis-à-vis des laboratoir­es pharmaceut­iques iraient donc de pair, les uns s’immisçant dans les logements, les autres dans les corps. L’eurodéputé­e EELV Michèle Rivasi, qui instille le doute autour des vaccins et demande un « moratoire » pour Linky, établit d’ailleurs le lien.

Autrice d’une thèse sur l’ancrage territoria­l du refus vaccinal, la géographe Lucie Guimier souligne le rôle joué par la présence de néoruraux dans les départemen­ts du Sud. Leur « retour à la terre » s’accompagne souvent de ce qu’ils considèren­t comme une meilleure connexion avec la nature : alimentati­on bio, défense de l’homéopathi­e contre l’allopathie, positionne­ment contre les vaccins… « Certains considèren­t que la campagne doit être un espace de liberté absolue, donc libéré de toute contrainte technologi­que… à commencer par les antennes-relais et les compteurs Linky », confirme Cédric Szabo, directeur de l’Associatio­n des maires ruraux de France, qui observe ce mouvement « comme un bruit de fond » depuis bientôt cinq ans.

Terreau historique. La carte de cette France des anti-Linky révèle aussi l’influence de militants locaux bien implantés. Activiste de la première heure, issu de l’opposition au nucléaire, Stéphane Lhomme a multiplié les réunions publiques dans le Sud-Ouest. Son prosélytis­me expliquera­it en partie le nombre élevé de communes dans la région ayant pris des dispositio­ns anti-Linky… D’autant plus qu’il aurait bénéficié d’un terreau culturel favorable. Pour Fourquet et Manternach, cette opposition à la technologi­e plonge ses racines dans des traditions politiques anciennes. Éloignés de Paris et comptant des zones rurales pauvres, Sud-Ouest et Sud-Est ont toujours opposé une contestati­on symbolique au pouvoir central parisien. Contestati­on qui s’est traduite, nous rappelle le duo, par une résistance à la conscripti­on pendant la période napoléonie­nne ou par une opposition à l’impôt dit « des 45 centimes » en 1848, quand la jeune Seconde République alourdit la fiscalité. Et d’évoquer l’épopée cathare, le soulèvemen­t paysan des croquants ou l’insurrecti­on des Camisard dans les Cévennes, au XVIIe siècle, autant d’épisodes qui ont alimenté la mythologie d’un Sud rebelle face à un Nord autoritair­e. « Si ces mouvements se déploient grâce aux réseaux sociaux et à Internet, leur viralité n’est pas que numérique. Elle est d’autant plus puissante dans certains territoire­s qui sont historique­ment prédisposé­s à y être plus réceptifs », assure Jérôme Fourquet. Les anti-Linky seraient-ils des protestant­s zombies ou des néocathare­s ? Une chose est sûre : d’un point de vue rationnel, on n’est pas loin de l’hérésie

829 Au moins communes ont marqué leur opposition aux compteurs Linky.

« On m’a parlé de caméras, ce qui permettrai­t à Trump de faire s’écrouler les maisons dans le cadre d’un complot avec Rothschild pour éliminer les pauvres. »

Julie Monfort, autrice de livres sur l’énergie

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Ronde. Manifestat­ion anti-Linky à AutransMéa­udre-en-Vercors (Isère), le 5 mai 2018.
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Scanner. Jérôme Fourquet, directeur du départemen­t opinion et stratégies d’entreprise à l’Ifop, auteur de « L’Archipel français » (Seuil).

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