Livres - Ian McEwan : les robots, Frankenstein, le Brexit et moi
Dans son nouveau roman, le grand écrivain britannique nous propulse dans une Angleterre alternative.
«Je serais assez favorable à ce que la France envahisse l’Angleterre, comme au XIe siècle, au temps de la conquête normande, plaisante Ian McEwan. Mais ce qui m’inquiète, c’est qu’au moment d’escalader les falaises de Douvres votre armée commencerait sans doute une grève. » Ian McEwan a le cafard. L’humeur du moment de ce proeuropéen à l’heure où la victoire de Boris Johnson et du Brexit semble définitivement actée. Le Cafard, c’est aussi le titre de la nouvelle qu’il publiait cet automne en Angleterre, relecture satirique de Kafka – l’histoire d’un homme insignifiant qui se transforme en Premier ministre et impose le Brexit au peuple…
C’est pourtant avec une histoire de robots qu’il nous revient en hiver : Une machine comme moi. Un livre écrit pendant que les Britanniques se déchiraient sur la sortie ou non de l’Europe, mais pas directement sous influence, assure-t-il. Et pourtant.
« Au cours de ces trois dernières années, le Brexit a coloré jusqu’à l’air que nous respirons, avoue-t-il. Le café luimême a un goût différent. Aucun moyen d’y échapper. La division sociale et la crise constitutionnelle que nous traversons ont donc sûrement teinté le roman, même si j’étais persuadé d’être ailleurs quand j’écrivais. » Ailleurs, c’està-dire plongé dans les mystères de l’intelligence artificielle (IA). Comment renouveler cette grande obsession de la science-fiction, de l’indépassable Philip K. Dick aux séries Real Humans et Black Mirror ? En osant quelque chose comme le télescopage entre Le Complot contre l’Amérique, l’uchronie de Philip Roth, et Jules et Jim. Car le romancier anglais, toujours incisif et pince-sans-rire, imagine un triangle amoureux inédit dans une Angleterre alternative.
Malouines. Nous sommes dans les années 1980. Margaret Thatcher est au pouvoir, mais s’apprête à perdre la guerre des Malouines de manière sanglante. « Ce qui m’intéresse, c’est de montrer à quel point le présent est une construction fragile et improbable, alors qu’elle nous apparaît comme une évidence indépassable, nous explique l’écrivain. Si la France [qui a vendu à l’Argentine des missiles, NDLR] avait fourni aux Argentins l’ensemble des Exocet, les missiles qu’ils avaient commandés, la flotte britannique au large des Malouines aurait été laminée. Politiquement, ç’aurait été la fin de Mme Thatcher. De petits ajustements techniques auraient eu d’immenses conséquences. Rien d’étonnant à ce que nous soyons de si pitoyables oracles en ce qui concerne notre propre futur. »
Dans cette réalité alternative, McEwan s’offre une guest star de luxe – et répare une tragédie. Dans le monde tel que nous le connaissons, le mathématicien Alan Turing, l’un des cerveaux les plus visionnaires du XXe siècle, s’est suicidé en 1954 après avoir été contraint de subir un « traitement » hormonal pour son homosexualité… Dans le roman, il a fait de la prison (alternative qui lui avait été proposée) et a survécu. Grâce à ce génie, l’IA a progressé bien plus vite que dans notre monde. Charlie, le narrateur, trentenaire fou de technologie, met toutes ses économies dans l’achat d’Adam, robot humanoïde produit à une poignée d’exemplaires (il est arrivé trop tard pour acheter Ève, son pendant féminin). Adam a belle allure, il est aussi bavard qu’avide d’apprendre. Mais il tombe amoureux de Miranda, la jolie voisine de Charlie dont ce dernier est épris. Précisons que ces robots dernier cri peuvent avoir des relations sexuelles… Autre problème : incapable de mentir et doté d’un sens moral absolu, Adam est bien en peine de comprendre nos petits arrangements humains, très humains, avec la vérité… Or ne sont-ils pas des plus nécessaires parfois ? « Il est fort possible que si nous développons une IA telle que mon Adam, nous nous efforcions de recréer en elle la meilleure part de notre nature. Nos cousins pourraient être cohérents dans leurs principes éthiques et nous être
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« Comme la vie privée et sociale serait calme et terne sans ambiguïté morale, ce don qui est aussi une malédiction – et l’alpha et l’oméga du roman. »
Ian McEwan