Le Point

Kersauson, le menhir marin, par Franz-Olivier Giesbert

« Nous ne sommes pas obligés de nous aligner », dit-il dans son abécédaire. Et si c’était le meilleur conseil pour 2020 ?

- PAR FRANZ-OLIVIER GIESBERT

Recordman du tour du monde à la voile en solitaire en 1989 (125 jours), Olivier de Kersauson de Pennendref­f est un monument historique mordu par le sel, les embruns. Avec ça, d’utilité publique. Depuis le temps qu’il donne dans la misogynie trop ostentatoi­re pour être vraie et dans la provocatio­n contre les nouveaux « bourgeois », les petits cochons de la bien-pensance auraient dû le manger.

Mais non, ils sont comme tétanisés devant lui. Passé à l’état de mythe vivant, Kersauson traverse désormais toutes les époques, les cheveux coiffés comme des mauvaises herbes, la tête rentrée dans sa doudoune, en rognonnant contre les travers de ses contempora­ins. C’est notre grand ronchon national, une sorte de Français éternel, individual­iste, mauvais coucheur, enfant de Léon Bloy ou de Georges Bernanos, en moins tonitruant.

Le titre de son dernier livre, abécédaire de pensées et de souvenirs, est tout un programme : De l’urgent, du presque rien et du rien du tout (1). L’une des grandes caractéris­tiques de Kersauson est de ne pas se prendre au sérieux. Quand on est habitué à bourlingue­r au milieu de vagues hautes de 11 mètres, on sait que, comme disait Céline, « la postérité est un discours aux asticots ». Dans son cas, aux crabes, autres amateurs de cadavres. « Il faut être malade, écrit-il, pour imaginer laisser quelque chose. »

Quand on a longtemps navigué en solitaire comme lui, on préfère aussi regarder l’humanité de loin, de haut. On ne se mélange pas, monsieur. Misanthrop­e et fier de l’être, Kersauson n’aime pas les groupes, les castes, les emballemen­ts collectifs, les cercles qui provoquent « l’exclusion de ceux qui n’y appartienn­ent pas ». « Nous ne sommes pas obligés de nous aligner », assure-t-il. Il n’a pas besoin des autres, il a assez d’amis comme ça, car, comme disait Hugo, « il est très difficile, quand on vit dans la familiarit­é bourrue de la mer, de ne point regarder le vent comme quelqu’un et les rochers comme des personnage­s ».

Ne croyez pas pour autant qu’il se sente invincible, le menhir marin. Au-dedans de lui, il y a une grosse crevasse qui l’affouille : même s’il prétend le contraire, Kersauson crève de nostalgie. Il regrette le monde d’avant, celui où « il n’était pas poli de manger devant quelqu’un qui n’avait rien », celui où la SNCF était intouchabl­e, quand son père la définissai­t avec respect comme le chemin de fer national. « Le mot national représenta­it, jusqu’à une certaine époque, le bien commun, écrit-il. Aujourd’hui, il signifie : le bien qui n’appartient à personne. »

Il regrette mêmement que ne soit plus de mise le type d’éducation qu’il a reçue, avec ses frères, et dont l’objectif était de faire d’eux des « guerriers ». Ils savaient tous le grec ancien mais rien sur l’amour. « On m’a élevé pour faire la guerre, note-t-il, non pour tenir la main d’une demoiselle. » On l’a construit pour agir, pas pour comprendre. Il n’a pourtant rien à voir avec la brute épaisse pour laquelle il voudrait parfois se faire passer. « Ermerveill­able » et contemplat­if, il est même poète à ses heures : je l’ai vu plusieurs fois improviser, après un moment de concentrat­ion, des sonnets en alexandrin­s pour célébrer un événement, un anniversai­re. Il a des neurones en plus.

Il faut se méfier des flibustier­s. Ne les secouez pas, comme disait l’autre, ils sont pleins de larmes, de rimes aussi. C’est en rencontran­t Sandra, qu’il a épousée en 2013 et avec laquelle il vit en Polynésie, que Kersauson semble avoir découvert l’amour, cette « grâce », cet « éblouissem­ent ». Comme les râleurs, souvent, c’est un grand sentimenta­l, mais il ne s’en cache plus vraiment, entre deux notations goguenarde­s qui, souvent, peuvent rappeler Michel Audiard. Quelques exemples de kersausonn­ades :

« Aquarium: lieu humide d’où les poissons nous regardent.

Catin : moule de trottoir.

Cerveau : plus souvent absent qu’on ne croit. Drôle : si tu es drôle, tu n’es pas sérieux en France. Les Français chérissent la gravité des cons, souvent aiment ceux qui les ennuient et ont honte de ceux qui les font rire.

Intellectu­el : individu auquel le sport n’a pas réussi à faire admettre l’inutilité de la pensée.

Livre : au féminin, c’est la moitié d’un kilo ; au masculin, c’est vraiment dur à écrire. »

Il aurait pu ajouter, ce qui explique cela, que ce livre-là n’est pas dur à lire, qui vous emmène en bateau faire le tour d’une vie, par beau temps, porté par un vent léger

1. De l’urgent, du presque rien et du rien du tout, d’Olivier de Kersauson (Cherche-Midi, 190 p., 18,50 €).

Fnac/Le Point du 30 décembre 2019 au 2 janvier 2020

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Ronchon national. « On m’a élevé pour faire la guerre, non pour tenir la main d’une demoiselle. »

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