Affaire Matzneff : Le moment de la fureur morale, par Gérald Bronner Les ravages de l’air du temps, par Peggy Sastre
L’indignation soulevée par l’« affaire Matzneff » a été amplifiée par la viralité des réseaux sociaux. Mais attention, prévient le sociologue, cette accélération simplifie la complexité morale des problèmes.
Comme le rappelait un essai récent de Laurent de Sutter, nous sommes entrés dans une société où l’indignation est permanente. Un internaute, Hernst Burgler, a d’ailleurs dénombré le nombre de sujets qui ont scandalisé les Français en 2019. De la côte de boeuf couverte d’or de Ribéry à la fuite de Carlos Ghosn, il en a recensé 182. En 2019, nous nous sommes donc collectivement indignés tous les deux jours !
Même si chaque cas mériterait analyse, le moment du scandale est rarement mystérieux : il coïncide avec la découverte de certaines informations qui heurtent les sensibilités morales. Mais parfois on est en droit de se demander : pourquoi maintenant ? Par exemple : Pourquoi Matzneff aujourd’hui, alors qu’il a fait de sa pédophilie un fonds de commerce littéraire depuis des décennies ? La réponse la plus évidente est que la sortie d’un livre a servi de catalyseur, mais elle est un peu courte, car elle ne rend pas compte du passage d’une apathie relative de nombre de personnes connaissant la situation à la fureur morale qui paraît les avoir saisies ensuite. On rappelle, bien sûr, qu’il fut un temps où certains milieux intellectuels avaient plus d’intérêt pour la question de la liberté sexuelle que pour celle de la défense des victimes, mais ce temps-là est passé depuis longtemps, alors, derechef, pourquoi maintenant ?
Il n’y a pas si longtemps, ceux qui se saisissaient de ce type de scandales de façon publique étaient les éditorialistes, voire les universitaires. Le plus souvent, ces acteurs prenaient le temps d’exposer la complexité d’une situation sans nécessairement en réduire la portée scandaleuse. Plusieurs études montrent que, désormais, ce sont les réseaux sociaux qui se chargent de rendre virales la colère et l’indignation. Comme l’écrit Molly Crockett, une psychologue de l’université Yale qui a conduit une étude publiée dans
Nature à ce sujet, l’indignation est un feu et les réseaux sociaux sont comme de l’essence. Des chercheurs de l’université Beihang de Pékin, qui ont étudié plus de 70 millions de messages, sont parvenus à la même conclusion : la colère se propage plus vite sur les réseaux sociaux que les autres émotions. Et c’est là un fait récent dans la longue histoire du scandale public.
Cette viralité de l’indignation a pour conséquence de simplifier la complexité morale des problèmes. Ainsi, dans un scandale portant sur une création artistique par exemple, va-t-on brutalement opposer la liberté d’expression à la violation manifeste d’une règle morale. Or cette simplification est justement très favorable aux mécanismes de la fureur. Nous pouvons tous observer sur les réseaux sociaux – qui sont devenus nos habitats numériques – qu’au gré de ces scandales incessants les amis d’hier se retrouvent définitivement brouillés en raison d’une de ces indignations évanescentes dont la cartographie ne correspond pas aux connivences politiques habituelles. À chaque vague d’indignation, de nouvelles ruptures amicales dans le monde numérique. Préparez-vous, la prochaine devrait survenir dans deux jours. Cette situation fait un peu penser à cette « guerre des dieux » que pronostiquait Max Weber. Pour le sociologue allemand, le polythéisme moderne ne différait de son équivalent antique qu’en ce que les dieux y étaient remplacés par les puissances impersonnelles de la morale. Aussi devait-on s’attendre à une lutte qui ne pourrait jamais se finir parce que les points de vue ultimes sur la vie, sa valeur et son sens sont à la fois incompatibles et indécidables. Il se trouve que les réseaux sociaux, Weber ne pouvait l’imaginer, nous conduisent de gré ou de force sur les lignes de front de cette guerre des dieux
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Sociologue. Dernier ouvrage paru : Déchéance de rationalité (Grasset, 2019).
Des chercheurs chinois ont montré que la colère se propage plus vite sur les réseaux sociaux que les autres émotions. C’est là un fait récent dans l’histoire du scandale public.