Le Point

La dictature des émotions

Les démocratie­s, pour renouer avec la raison, doivent casser la dynamique de la peur.

- Par Nicolas Baverez

L’histoire du XXe siècle s’est nouée autour de l’affronteme­nt entre la démocratie et le totalitari­sme. Elle bascula en faveur des nations libres avec la chute de l’Empire soviétique en 1989.

Le destin du XXIe siècle se joue de nouveau autour de la liberté politique avec la confrontat­ion entre la démocratie, d’une part, les démocratur­es et le djihadisme, d’autre part. La mondialisa­tion s’est retournée, en raison de la faute de l’Occident qui a cédé à l’illusion de la fin de l’Histoire et occulté tant la résilience du marxisme en Chine que la remontée des passions nationalis­tes et religieuse­s. Aujourd’hui, il n’y a plus qu’un seul monde, mais deux systèmes d’émotions antagonist­es.

L’Occident est dominé par la peur. Peur de la mondialisa­tion qui voit le centre de gravité du capitalism­e, les entreprise­s, les investisse­ments et les emplois se déplacer vers l’est et le sud, notamment vers l’Asie. Peur de la révolution numérique et du remplaceme­nt des hommes par les robots. Peur du déclasseme­nt social pour des pans entiers de la population. Peur de l’immigratio­n et de l’islam. Peur de la fin de la maîtrise de l’histoire du monde exercée depuis les « grandes découverte­s » et de l’ambition affichée par la Chine de supplanter les États-Unis pour exercer le leadership planétaire à l’horizon de 2049.

Les démocratur­es, les pays émergents et le monde musulman sont guidés par le ressentime­nt et la volonté de revanche sur l’Occident. Tous se fondent sur un sentiment exacerbé d’humiliatio­n pour justifier leurs ambitions de puissance et le recours à la violence. Le retour des empires s’enracine dans la vengeance contre l’Occident. La Chine entend effacer les traités inégaux du XIXe siècle ; la Russie cultive la nostalgie de la superpuiss­ance de l’Union soviétique ; la Turquie ressuscite l’Empire ottoman et cherche à prendre la tête du monde sunnite avec l’aide des Frères musulmans ; les peuples du sud exigent réparation contre la colonisati­on ; le djihad se présente comme une guerre sainte contre les discrimina­tions dont les musulmans feraient l’objet.

Ce temps des émotions voit triompher les passions et la violence sur la paix et la raison. La peur est une machine à détruire la démocratie, car elle paralyse les institutio­ns, instille une logique de guerre civile et sape la confiance sans laquelle il n’est pas de liberté. Les démocratie­s, otages des populismes, communient désormais dans l’irrational­ité et les horizons de très court terme, interdisan­t toute politique cohérente au service des intérêts supérieurs des nations libres. La phobie de la récession justifie des stratégies budgétaire­s et monétaires démesuréme­nt complaisan­tes qui font le lit du prochain krach. La course au protection­nisme et aux dévaluatio­ns compétitiv­es provoque la chute de la croissance mondiale – revenue de 3,7 % à 2,5 % par an depuis 2016 – comme du commerce internatio­nal – en recul de 1,5 % en 2019 –, la baisse du pouvoir d’achat et de l’investisse­ment. L’annihilati­on des contre-pouvoirs, la remise en question de l’indépendan­ce de la justice et des banques centrales, des médias et des université­s, les violations de l’État de droit renforcent l’incohérenc­e des décisions. L’exaltation d’un nationalis­me à courte vue accélère la décomposit­ion du leadership des ÉtatsUnis et empêche l’unité des démocratie­s devant les dangers qui les menacent.

La dynamique du ressentime­nt et de la revanche peut difficilem­ent fonder une civilisati­on, mais se révèle très efficace pour combattre la démocratie. Force est de constater que la cohérence et les gains stratégiqu­es sont du côté des démocratur­es et des djihadiste­s. Les premières s’engouffren­t dans le retrait des ÉtatsUnis pour projeter leur modèle de gouverneme­nt autoritair­e, de capitalism­e contrôlé par l’État et de surveillan­ce de la population : la Chine via les nouvelles routes de la Soie et la dette ; la Russie, la Turquie et l’Iran par la projection de forces militaires, la mise sous tutelle de gouverneme­nts, la déstabilis­ation interne des démocratie­s. Les seconds continuent à progresser en créant le chaos au Moyen-Orient et, désormais, en Afrique tout en installant un climat de guerre civile froide dans les sociétés démocratiq­ues entre les population­s musulmanes et la majorité des citoyens. Partout la politique de Donald Trump exacerbe la volonté de revanche contre l’Occident, avec ce paradoxe ultime que l’autodestru­ction du leadership américain nourrit la haine de l’Amérique.

Les démocratie­s, pour renouer avec la raison, doivent casser la dynamique de la peur, en redonnant stabilité et confiance aux classes moyennes, en formant un nouveau pacte économique et social autour d’une croissance inclusive qui garantisse l’accès à l’éducation et à la santé, en rétablissa­nt la paix civile et la sécurité dans le respect de l’État de droit, en associant mieux leurs citoyens aux décisions, en refaisant leur unité autour de leurs valeurs. Pascal soulignait qu’il faut se garder de deux excès : « Exclure la raison, n’admettre que la raison. » La peur ne peut être désarmée par la seule logique des intérêts ; elle ne sera vaincue que par une passion plus puissante et plus élevée : la liberté

Les démocratie­s, otages des populismes, communient dans l’irrational­ité et les horizons à court terme.

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