Le Point

La folle cabale contre BlackRock

Le géant de la gestion d’actifs est l’objet d’une campagne complotist­e.

- PAR BEATRICE PARRINO

Silence, des corbeaux défilent. Ouh, ils font peur, ils foncent sur nous… Leurs ailes se déploient, et sur leur ventre apparaît ce mot: BlackRock. Ouf, ces corbeaux sont faux, ce sont des costumes, des sortes de « grosses têtes » comme on peut en voir au carnaval de Nice chaque année. Mais là, c’est moins festif, plus offensif, pour diaboliser BlackRock. Sous ces déguisemen­ts de corbeau se cachent des adversaire­s de la réforme des retraites qui défilent un peu partout en France depuis le 5 décembre 2019. Il n’y a pas que l’État qu’ils veulent faire plier, il y a BlackRock, le plus gros gestionnai­re d’actifs du monde.

Tout est parti d’un article de Mediapart, dont des extraits ont été diffusés sur le Web et en partie déformés par la nébuleuse de l’ultragauch­e. En bref : une partie des opposants à la réforme des retraites est persuadée que la société américaine BlackRock a dicté son texte au gouverneme­nt. Leurs preuves ?

1. Une note de 16 pages diffusée par le gestionnai­re sur son site, en juin 2019 : il y analyse les opportunit­és de marché consécutiv­es à l’adoption de la loi Pacte. Ce texte entend effectivem­ent faire grimper les encours de l’épargne-retraite de 230 milliards d’euros aujourd’hui à 300 milliards en 2022.

2. Des rendez-vous « secrets » entre Emmanuel Macron et le patron de BlackRock, Larry Fink.

3. Le pedigree du président de la filiale française de BlackRock, Jean-François Cirelli, qui a mis la patte à trois réformes des retraites, comme ancien conseiller de gouverneme­nts de droite, et qui, le 1er janvier, a été élevé au grade d’officier de la Légion d’honneur.

Que de confusion! Il faut dire que le sujet n’est pas aisé et l’accusé, guère connu du grand public. Ce n’est ni un fonds de pension ni un fonds d’investisse­ment: son métier, c’est la gestion d’actifs, et il en est le champion du monde, avec 6 960 milliards de dollars sous gestion au 30 septembre 2019 et 16 100 employés dans 30 pays. Concrèteme­nt, BlackRock propose plus de 2 000 produits financiers à ses clients – collectivi­tés, fonds souverains, fonds de pension, banques, fondations… et même des syndicats. Pour certains d’entre eux, BlackRock peut être mandaté pour gérer des investisse­ments dans des produits d’épargne-retraite. En France, il n’a la main «que» sur 27,4 milliards d’euros d’actifs sous gestion (sur 3 674 milliards d’euros au total en France). Cocorico, le marché est trusté par des champions nationaux, souvent des filiales de banques ou d’assureurs, qui cassent la baraque même audelà des frontières : Amundi, dans le groupe Crédit agricole, avec 812 milliards d’euros sous gestion, Natixis et sa galaxie d’affiliés, Axa,

BNP Paribas, etc. Aucun de ces groupes n’est dans le viseur des manifestan­ts.

En revanche, BlackRock France croule sous les appels anonymes et les courriers ; le 7 janvier, il a même eu droit à une visite dans ses locaux parisiens du 2e arrondisse­ment. Une centaine d’opposants à la réforme ont débarqué, drapeaux CGT et SUD au poing, et ont dégoupillé des fumigènes. Ils ont gravi les marches de l’immeuble Le Centorial et sont tombés sur la sécurité, qui ne les a pas laissés accéder au bureau de Jean-François Cirelli. D’ailleurs, ce jour-là, il n’y était pas. Président de BlackRock France, Belgique et Luxembourg depuis janvier 2016, Cirelli n’y travaille qu’à mi-temps, en parallèle à une activité de conseiller. En vérité, ce n’est pas lui qui pilote les investisse­ments de la filiale, mais le directeur général pour la France. Une séparation des pouvoirs très courante et appréciée par les Américains. Peu probable que Cirelli ait été impression­né par ses visiteurs. En 2003, depuis Matignon, où il est directeur adjoint du cabinet de JeanPierre Raffarin, il oeuvre à la réforme des retraites portée par François Fillon et se frotte aux organisati­ons syndicales. Il voit défiler jusqu’à 2,3 millions de Français qui disent non au gouverneme­nt. En 2004, il va chez Gaz de France, puis GDFSuez et Engie. Le genre d’entreprise­s où on ne fait avancer les projets qu’en se mettant dans la poche la puissante fédération Énergie CGT.

Ah ! si les manifestan­ts avaient appelé leurs camarades, ils auraient appris que Cirelli ne leur avait guère fait de misères… Il avait même été leur hôte lors d’une étape du Tour de France ! Ils se sont plutôt fiés aux commentair­es de gens très sérieux de prime abord, des membres de partis de gouverneme­nt. Le patron des socialiste­s, Olivier Faure : «BlackRock, c’est tout simplement le côté obscur de la réforme des retraites. » Et même un député LR, Olivier Marleix, tendance souveraini­ste: « La Haute Autorité pour la transparen­ce de la vie publique doit vérifier les actions d’influence qui ont été exercées dans la préparatio­n de la loi Pacte. »

Tout aurait prêté à sourire, si seulement la place financière de Paris ne cherchait pas à profiter du Brexit et à inciter une partie de l’industrie financière à prendre ses quartiers dans la capitale. « Nous devons faire comprendre à nos compatriot­es qu’il faut accéder aux bénéfices de la croissance des entreprise­s, donc aux actions. Cela se fait soit en direct, soit via des véhicules de placement collectif. C’est ce qu’est BlackRock, qui investit dans des entreprise­s françaises », a rappelé Augustin de Romanet, président de Paris Europlace, l’organisme chargé de promouvoir la place financière de Paris. Précision pour nos lecteurs et les manifestan­ts : ce dernier est également PDG d’Aéroports de Paris et, oui, il a aussi suivi des réformes des retraites puisque, comme Cirelli, il a été conseiller de plusieurs gouverneme­nts de droite.

Mais revenons aux « preuves » de la CGT, de SUD et autres. Ils ont raison : Larry Fink, qui a bâti indépendam­ment

son empire depuis New York, a bien été reçu par Macron. Sauf qu’il n’était pas seul. La première fois, c’était en catimini, le 6 décembre 2017, avec l’assureur Aviva, la banque Norges, le fonds souverain singapouri­en, etc. ; la seconde, le 10 juillet 2019, on peut le voir, photo à l’appui, au milieu d’autres investisse­urs français et étrangers. Le patron de BlackRock est un «habitué» de l’Élysée: en 2013, il faisait partie d’un groupe reçu par François Hollande. Trois ans plus tard, c’est en tête à tête qu’il papotait durant près d’une heure avec le président socialiste.

CAC 40. Car Larry Fink ne se contente pas de capter l’épargne, il la place. Avec ses près de 7 000 milliards au compteur, tout le monde le drague. Il a misé sur des actifs hexagonaux à hauteur de 185 milliards d’euros, soit 158 milliards de plus que ce qu’il a récolté dans les poches françaises. Selon des connaisseu­rs des marchés, près des deux tiers de ce montant seraient investis en actions dans des entreprise­s de notre pays. L’ensemble des sociétés du CAC 40 a d’ailleurs BlackRock dans son capital. L’Américain détiendrai­t également des obligation­s d’État.

La date du prochain passage officiel de Fink à Paris n’est pas connue. Le verra-t-on à la cérémonie d’élévation au grade d’officier de la Légion d’honneur de Jean-François Cirelli, promotion qui a suscité un emballemen­t médiatique sans précédent? Peut-être avant: Cirelli avait mis plus de deux ans à organiser sa cérémonie de remise de la Légion d’honneur, à laquelle il avait d’ailleurs convié des syndicalis­tes… C’était en 2008, les corbeaux se contentaie­nt de voler dans les airs ■

 ??  ?? Cible. Jean-François Cirelli, président de BlackRock France, a travaillé, en tant qu’ancien conseiller gouverneme­ntal, sur trois réformes des retraites.
Cible. Jean-François Cirelli, président de BlackRock France, a travaillé, en tant qu’ancien conseiller gouverneme­ntal, sur trois réformes des retraites.
 ??  ?? Déferlemen­t. Des grévistes de la SNCF manifesten­t dans l’immeuble abritant les bureaux français de BlackRock, à Paris, le 7 janvier.
Déferlemen­t. Des grévistes de la SNCF manifesten­t dans l’immeuble abritant les bureaux français de BlackRock, à Paris, le 7 janvier.
 ??  ?? Invités. Larry Fink, président de BlackRock (à g.), et Jean-François Cirelli, à l’Élysée, le 10 juillet 2019. Avec d’autres gestionnai­res d’actifs, ils sont conviés à une réunion destinée à inciter les fonds d’investisse­ment à financer la lutte contre le réchauffem­ent climatique.
Invités. Larry Fink, président de BlackRock (à g.), et Jean-François Cirelli, à l’Élysée, le 10 juillet 2019. Avec d’autres gestionnai­res d’actifs, ils sont conviés à une réunion destinée à inciter les fonds d’investisse­ment à financer la lutte contre le réchauffem­ent climatique.

Newspapers in French

Newspapers from France