Le Point

Les obsessions de M. Todd

Pour notre éditoriali­ste, le livre de Todd mêle confusion idéologiqu­e et ressentime­nt.

- PAR PIERRE-ANTOINE DELHOMMAIS

Comme l’indique clairement son titre, Les Luttes de classes en France au XXIe siècle (Seuil), le dernier ouvrage d’Emmanuel Todd a un propos résolument ambitieux. Il est vrai aussi que le formidable succès commercial du livre de Thomas Piketty Le Capital au XXIe siècle (Seuil) a de quoi faire rêver tout auteur et que la tentation est devenue grande, sur le plan marketing, de convoquer le bon vieux Karl dans l’espoir d’attirer des lecteurs en mal de révolution anticapita­liste. N’est toutefois pas Piketty qui veut, et, si on peut reprocher à ce dernier les conclusion­s qu’il tire de ses recherches, personne ne conteste le sérieux scientifiq­ue de son travail.

Il n’en va pas tout à fait de même pour Emmanuel Todd. Il a beau expliquer, dans son introducti­on, qu’« aussi libre sur le plan spéculatif et dans l’expression qu’il soit, ce livre contient cependant des données solides » et qu’il a « recouru avec plus de rigueur que d’habitude à la théorie statistiqu­e la plus simple et la plus classique», la suite de l’ouvrage ne confirme guère cette louable intention. Il se contente ainsi de citer l’essai polémique très controvers­é de l’économiste indépendan­t Philippe Herlin Pouvoir d’achat : le grand mensonge pour dénoncer la « manipulati­on » des indices de prix et de niveau de vie par les statistici­ens de l’Insee, qui « vivent sous contrainte politique et idéologiqu­e », « appartienn­ent à une catégorie sociale qui se croit dominante » et pour qui « tenter d’inventer un avenir meilleur pour leur pays mettrait fin à leur carrière ».

Convaincu des « contre-vérités d’ampleur soviétique » formulées par l’Insee, Emmanuel Todd affirme que le niveau de vie des Français connaît actuelleme­nt « une baisse sans équivalent depuis l’après-guerre et peut-être même depuis le début de l’ère industriel­le ». Mis en appétit, le lecteur s’attendrait alors à ce que l’auteur, dans son souci de vérité scientifiq­ue, présente les « bons » chiffres de recul du pouvoir d’achat. Mais rien de tel.

Les Luttes de classes en France au XXIe siècle démontre comment il arrive à de belles intelligen­ces de s’égarer lorsqu’elles se trouvent guidées par des pensées obsessionn­elles. L’abandon de la souveraine­té monétaire, avec la création de l’euro, en est une pour Emmanuel Todd, qui y voit un « échec absolu » et la cause de tous les maux de l’économie française, qu’il s’agisse de la désindustr­ialisation, du chômage élevé ou, bien sûr, cela va de soi, de la baisse supposée du niveau de vie. La responsabl­e ? Une politique monétaire de la BCE qui ne répondrait depuis l’origine qu’aux besoins de l’Allemagne et pas du tout à ceux de la France. À l’évidence, Emmanuel Todd n’a pas lu Les Échos ou le Financial Times depuis quelques années. Il y aurait appris que la politique de taux zéro suivie par la BCE est très fortement critiquée outre-Rhin.

Une conséquenc­e fâcheuse des pensées obsessionn­elles est qu’elles conduisent à dire un peu tout et son contraire. D’un côté, Emmanuel Todd explique – et on peut au moins le suivre sur ce point – que l’économie française se caractéris­e par « la puissance de l’État » et non par « le triomphe du capitalism­e mondialisé » ; de l’autre, il affirme quelques pages plus loin que « la grande faiblesse du macronisme autoritair­e, c’est son conformism­e économique, son attachemen­t puéril aux conception­s les plus éculées de la rigueur budgétaire ». Rigueur budgétaire dont on peine à trouver trace dans l’unique pays du monde à ne pas avoir connu un seul excédent depuis 1974 et qui détient le record mondial des dépenses publiques (56 % du PIB). Pas à une contradict­ion près, Emmanuel Todd, contempteu­r du libre-échange, dénonce par ailleurs « un néolibéral­isme loufoque géré par des énarques qui n’acceptent pas au fond la simple loi de l’offre et de la demande ». Et il souligne qu’« un tel magma conceptuel ne peut qu’être dysfonctio­nnel ». Malheureus­ement, cette formule bien sentie s’applique idéalement pour décrire son propre ouvrage.

Le plus gênant reste toutefois la haine qui suinte à chaque page ou presque du livre : contre l’Insee, contre la haute administra­tion, contre les médias, contre les économiste­s « mainstream », contre les dirigeants politiques de tous bords. Avec des attaques ad personam nauséabond­es contre Emmanuel Macron, dont le parcours scolaire ne se résumerait qu’à « une flamboyant­e réputation de fayot », ou encore cette phrase à vomir sur « Pierre Bérégovoy, accusé d’avoir bénéficié d’un prêt à taux zéro alors que luimême imposait aux Français des taux d’intérêt très élevés, qui a eu l’élégance d’être le dernier de nos dirigeants à se suicider ».

Détestatio­n des élites, triomphe du ressentime­nt, faiblesse conceptuel­le, confusion idéologiqu­e, délires complotist­es, on comprend mieux qu’Emmanuel Todd ait éprouvé un élan d’amour pour le mouvement des Gilets jaunes, dans lequel il perçoit « le début d’une reconstruc­tion morale du pays », au point même de déceler dans les ronds-points occupés « une vraie beauté et, en vérité, une dimension religieuse, christique » et dans « le saccage des magasins des beaux quartiers » la volonté de « chasser les marchands du temple». Il faut du moins reconnaîtr­e à M. Todd un incontesta­ble talent imaginatif pour voir en Jérôme Rodrigues un nouveau saint Paul

À chaque page suinte la haine : contre l’Insee, la haute administra­tion, les médias, les économiste­s « mainstream »…

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