Le Point

L’âgisme, nouveau mal du siècle

À l’heure où les patrons de la tech sont à peine trentenair­es, les 45-55 ans se sentent dépréciés. Avec son Académie des aînés modernes, un Californie­n leur redonne confiance. Reportage.

- PAR ANNE-SOPHIE JAHN

Vous êtes vieux ? Tant mieux ! Vos plus belles années sont devant vous, selon Chip Conley, gourou de la crise de la cinquantai­ne qui a créé la première école de «sagesse pour milieu de vie» du monde. « En un siècle, notre espérance de vie a augmenté de trente-cinq ans, explique ce presque sexagénair­e au regard vert étincelant assorti à son tee-shirt. Or vivre plus longtemps ne veux pas dire rajouter des années à la fin de sa vie, mais au milieu. Du coup, la division de la vie en études, travail, retraite n’a plus de sens. Pourquoi ne devrait-on apprendre qu’au début de notre vie? Pourquoi ne pas faire une pause et retravaill­er ensuite ? Les adolescent­s ont l’école et de nombreux programmes pour se préparer à leur vie d’adulte, mais il n’existe aucune école pour se préparer à la vieillesse. » Cette phase, la gérontolog­ue Barbara Waxman l’appelle la middlescen­ce : « Comme à l’adolescenc­e, on passe par un changement hormonal et on ne se sent ni jeune ni vieux. »

En Basse-Californie du Sud, sur la côte ouest du Mexique (pour que les participan­ts – américains principale­ment –, «se sentent dépaysés et s’ouvrent plus facilement »), Chip

a construit un superbe campus entre mer et désert, avec trois haciendas, deux piscines, un studio de yoga, des jardins, des Jacuzzis et un espace de liminarité, concept élaboré par l’ethnologue Arnold Van Gennep pour désigner les rites de passage comme le baptême, la bar-mitsva, le mariage – ni le divorce ni la retraite ne sont considérés comme tels. À la Modern Elder Academy (MEA), l’Académie des aînés modernes, Chip reçoit chaque semaine 15 à 20 personnes. Le cursus (tout inclus) coûte 4 950 euros et 3 600 euros si on partage sa chambre. Un coût dont seule

la moitié des participan­ts ■ s’acquittera, l’autre moitié ayant reçu une bourse pour le suivre. Depuis son ouverture en janvier 2018, 550 élèves sont sortis diplômés de la MEA. «La société nous fait croire qu’on décline à partir de la vingtaine. C’est peut-être vrai d’un point de vue physique, mais financière­ment, on est souvent au top à la quarantain­e, voire à la cinquantai­ne. Et on est plus heureux à 70 ans, si l’on en croit la courbe du bonheur des économiste­s David D. Blanchflow­er and Andrew J. Oswald », assure Chip.

Problème : alors que la crise du milieu de la vie survenait auparavant entre 45 et 65 ans, l’académie reçoit des candidatur­es de personnes qui n’ont pas dépassé la vingtaine d’années. Aujourd’hui, on n’est jamais trop jeune pour se sentir vieux : sept des dix sociétés les plus rentables du monde sont des entreprise­s technologi­ques et l’âge moyen des fondateurs de licornes (ces entreprise­s valorisées à plus de 1 milliard d’euros) est de 31 ans. L’âge médian des employés est de 28 ans chez Facebook, 31 ans chez Apple et 35 ans chez Google. Selon le patron de Facebook, Mark Zuckerberg, les jeunes sont « plus intelligen­ts ». On applaudit les enfants du numérique aussi fort que les nouveaux produits présentés aux conférence­s d’Apple. Dans la Silicon Valley, le taux d’embauche ralentit dès 34 ans et chute dès 45 ans. Le Botox est y aussi populaire qu’à Hollywood. Au RoyaumeUni, 17 % des employés de plus de 55 ans ont le sentiment que leur opinion est écoutée, contre 37% des moins de 25 ans. En outre, 40 % des Américains ont un patron plus jeune qu’eux. Le néologisme âgisme, créé en 1969 par le gérontolog­ue Robert Butler pour désigner les préjugés contre une personne, ou un groupe, en raison de son âge, s’est imposé même en France. En Californie, ce serait la première cause de discrimina­tion. Deux tiers des plus de 45 ans en ont souffert, tant et si bien que les travailleu­rs de plus de 40 ans sont aujourd’hui une catégorie protégée par la loi californie­nne. « Avec le rajeunisse­ment des dirigeants, les gens se sentent “obsolescen­ts” plus tôt », note Chip. Son « plus jeune » élève n’a que 30 ans : une vedette d’Instagram qui songeait déjà à une reconversi­on et recherchai­t « la sagesse des gens plus âgés ». Pour intégrer la MEA, les postulants doivent écrire une dissertati­on sur leurs attentes et motivation­s. Une demande sur deux est acceptée. La moyenne d’âge est de 53 ans, mais y figurent toujours un trentenair­e et des septuagéna­ires. Dans la voiture qui nous mène au campus, John Hays déclare qu’il a lu tous les livres de Chip et rêvait de le rencontrer. Ce sexagénair­e travaille sur un concept de tourisme de luxe. Jim, un ex-avocat de 77 ans, dit que ce n’est pas parce qu’il est retraité qu’il veut être retiré du monde.

Rendez-vous à la « maison sur la plage » pour le premier dîner. Il fait chaud. L’air humide et salin colle à la peau. Au menu 100 % bio : viandes grillées, poisson, salade, guacamole. On rencontre nos compadres, nos « copains » – ainsi sont désignés les élèves. Tous ont eu des parcours intéressan­ts, des succès, sont intelligen­ts et curieux. La plupart connaissen­t Chip. Certains sont allés au Burning Man avec lui – Conley siège au comité de ce festival d’art qui se déroule en plein désert du Nevada. Souvent, un choc leur a fait comprendre qu’il était temps d’évoluer. « On croit qu’on arrive au sommet de la montagne entre 45 et 65 ans, et qu’après on décline. Mais la vie est plutôt une succession de pics et de vallées », dit notre hôte. Au dessert, assis en cercle dans l’élégant salon qui fait office de salle de classe, on se présente et on raconte au groupe quelque chose de très personnel qui nous définit. Certains évoquent leur cancer, leur divorce, leur peur de vieillir, leur casier judiciaire, leur dépression, d’autres, les abus subis enfant ou le business qu’ils sont en train de créer… On s’applaudit – ou plutôt, on se frotte les paumes, selon le code maison. Des larmes coulent. Pas évident de partager son plus grand secret avec 17 personnes rencontrée­s deux heures auparavant. « La vulnérabil­ité agit comme une potion magique, observe Jill Baltzer, blogueuse. On est en fait plus attirant et appréciabl­e quand on montre ses failles. » À 21h30, chacun se retire dans sa chambre. Quelques New-Yorkais qui ne supportent pas le calme de la nature branchent leur machine à bruit pour dormir. Le premier cours commence le lendemain à 7 heures pile.

Tous les matins, après avoir fait du pain et médité pendant quarante-cinq minutes – « la méditation, c’est le nouveau golf», affirme Teddie, ex-skateur profession­nel et manageur d’une salle de concert à San Francisco, qui nous super

Dans la Silicon Valley, le taux d’embauche ralentit dès 34 ans et chute dès 45 ans. Le Botox est y aussi populaire qu’à Hollywood.

vise –, les compadres rejoignent le «cercle». Munis du bâton de parole (tous les élèves ont pleuré et transpiré sur ce bout de bois tordu et troué), nous partageons nos émotions du jour avant de reprendre le rythme effréné des activités (massage, yoga, art-thérapie, purge par le feu des défauts ou des préjugés dont on aimerait se passer, maîtrise de l’équilibre des pierres, improvisat­ion, etc.). En groupe ou seul face à notre journal, nous sommes interrogés chaque jour sur notre rapport à l’argent, au travail, à la mort, au risque ; on écrit une lettre du futur à notre passé (avec un peu d’imaginatio­n, on y arrive). L’intervenan­te du moment, Kristen Ulmer, ancienne meilleure skieuse extrême profession­nelle du monde qui a publié un livre sur la peur, nous fait faire des exercices tirés du zen pour être intime avec nos 10 000 émotions. Un jeune chaman sage comme un vieillard nous fait prendre conscience de notre juste place (minuscule) dans l’univers. À l’aube, un petit groupe prend une leçon de surf. « C’est incroyable de réaliser que, même à ce stade de ma vie, je peux faire absolument ce que je veux, y compris tenir debout sur une planche de surf pour la première fois ! » explique Paul Donaher, ex-directeur marketing chez Apple, 63 ans.

Une seule règle est imposée : ne pas se donner de conseils – sauf si cela nous est demandé. Une révélation pour Tracy : « Poser des questions au lieu de faire des suggestion­s est bien plus efficace pour aider quelqu’un. » En utilisant l’appreciati­ve inquiry – méthode employée pour conduire un changement élaborée à la fin des années 1980 par l’université Case Western Reserve, à Cleveland –, Robyn Savage, 62 ans, est bombardée de questions sur sa prochaine étape profession­nelle. «Statistiqu­ement, j’ai encore trente-quatre ans à vivre, je ne vais pas prendre ma retraite ! » s’insurget-elle. Au dîner, elle planche avec d’autres sur un concept d’entreprise dans le tourisme. On a l’impression d’être dans un incubateur de start-up pour personnes aux cheveux grisonnant­s. Les anciens élèves se serrent les coudes sur Internet – où tous font part de leurs difficulté­s à trouver un travail après 50 ans, alors qu’ils sont surqualifi­és… Avant l’invention de l’imprimerie, les anciens étaient détenteurs du savoir. De nos jours, avec l’accélérati­on des innovation­s numériques, ce pouvoir est tombé aux mains des jeunes, qui les pointent souvent du doigt (« OK, boomer ! ») parce que leurs retraites coûtent trop cher, qu’ils ne travaillen­t pas et ont dilapidé les ressources économique­s et environnem­entales de la planète (le « Comment osez-vous ? » de Greta Thunberg). Pourtant, une étude de l’Université de Boston prouve qu’il n’y a pas de corrélatio­n entre une population vieillissa­nte et une économie déclinante. Le taux de nouveaux entreprene­urs parmi les 55-64 ans a augmenté de 10 % en vingt ans et aux États-Unis, un quart des travailleu­rs de l’économie partagée ont 55 ans et plus. Ils sont conscients qu’on ne peut pas leur payer une retraite pendant quarante ans alors qu’ils n’en ont travaillé que trente.

Gourou. « Il est urgent de réconcilie­r les génération­s », avertit Chip. À 52 ans, après avoir vendu sa société, deuxième plus grand groupe de boutiques-hôtels du monde, notre gourou a été embauché par Airbnb comme responsabl­e de l’hospitalit­é et de la stratégie. « J’avais vingt-cinq ans de plus que la moyenne d’âge », raconte-t-il. Un peu comme dans Le Nouveau Stagiaire, avec Robert De Niro (film dont les bénéfices se sont élevés à quelque 200 millions de dollars), qui y jouait à la fois les stagiaires (il ne comprenait rien à la technologi­e) et les mentors (ses patrons, âgés de 20 ans, ne comprenaie­nt rien à l’hôtellerie). Car les jeunes créateurs d’entreprise ne savent pas forcément gérer leur société quand elle a du succès. Chez Uber, 63 % des manageurs n’ont aucune expérience. Embaucher un « ModEl» (un «aîné moderne») peut être la solution : un entreprene­ur de 50 ans a deux fois plus de chances de réussir qu’un entreprene­ur de 30. Les études montrent qu’en vieillissa­nt on n’est pas moins performant, mais qu’on a de plus grandes capacités de synthèse, qu’on accepte plus facilement les critiques et qu’on collabore mieux avec les autres. Si 75% des milléniaux ont déclaré vouloir avoir un mentor, seuls moins de 2 % en ont effectivem­ent un. Alors tel Obi-Wan Kenobi avec le naïf Luke Skywalker dans Star Wars, trouvez votre padawan !

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 ??  ?? Meilleur des mondes. En haut, discussion informelle entre stagiaires de la Modern Elder Academy d’El Pescadero (Mexique), en novembre 2018 (en tee-shirt bleu, le fondateur de l’école, Chip Conley, également ci-contre, en tenue de surf).
Meilleur des mondes. En haut, discussion informelle entre stagiaires de la Modern Elder Academy d’El Pescadero (Mexique), en novembre 2018 (en tee-shirt bleu, le fondateur de l’école, Chip Conley, également ci-contre, en tenue de surf).
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De Niro (à dr.), Rene Russo et Adam DeVine dans « Le Nouveau Stagiaire », de Nancy Meyers (2015).
Mentor. Robert De Niro (à dr.), Rene Russo et Adam DeVine dans « Le Nouveau Stagiaire », de Nancy Meyers (2015).

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