Chez les intellos du cinéma
École aussi adulée que détestée, La Fémis est le symbole d’un 7e art français jugé parfois nombriliste. Enquête au coeur du système.
Un mercredi d’automne, à Paris. La belle salle Henri-Langlois de la Cinémathèque française, 500 fauteuils, est pleine à craquer. « Profitez-en, les amis, une salle pleine pour voir vos films, ça ne se reproduira peut-être pas de sitôt ! » plaisante au micro le réalisateur Michel Hazanavicius, nouveau président du conseil d’administration de La Fémis (Fondation européenne des métiers de l’image et du son), dont les comédies à succès n’ont jamais eu les honneurs de la Cinémathèque et dont le dernier film sur JeanLuc Godard fit, hélas, un four en salles. On rit dans les travées…
Ce soir sont projetés les travaux de fin d’études de la promotion 2019 de l’école de cinéma française. Triés sur le volet par un concours national ultrasélectif, formés durant quatre ans par les meilleurs professionnels du secteur, ces futurs ingénieurs du son, chefs opérateurs, producteurs, décorateurs, scripts, scénaristes et réalisateurs sont censés représenter la fine fleur du septième art hexagonal de demain, un cinéma qui est encore, il faut le rappeler, le quatrième producteur de films du monde. La Fémis, créée à la suite de l’Idhec – lui-même imaginé durant la guerre pour concurrencer les studios de Hollywood –, est un genre de Normale sup du cinéma français, une école qui suscite presque autant de fantasmes, d’admiration et de haine que sa jumelle lettrée de la rue d’Ulm. Pour l’un de ses plus ardents contempteurs, le critique de cinéma Éric Neuhoff, auteur de (Très) Cher Cinéma français (Albin Michel, prix Renaudot essai 2019), c’est entre autres à La Fémis que l’on devrait la flopée de films prétentieux et bien-pensants qui constitueraient l’essentiel d’une production française qu’il conspue ; des films de bons élèves qui ne trouveraient que rarement leur public mais continueraient de proliférer grâce au système vicieux – toujours selon Éric Neuhoff – de préfinancement du cinéma hexagonal.
Justement, en mai 2019, le producteur Dominique Boutonnat rendait au gouvernement un rapport sur le financement du cinéma et de l’audiovisuel en France, plaidant, notamment, pour une relance de l’investissement privé. Le document avait suscité une vague d’indignation dans le milieu, et de nombreux réalisateurs, Michel Hazanavicius en tête, avaient adressé une virulente lettre ouverte à Emmanuel Macron contre la possible nomination de Dominique Boutonnat aux commandes du Centre national du cinéma et de l’image animée. Boutonnat a malgré tout été nommé. Et Hazanavicius, quant à lui, est devenu, peu après ce psychodrame, président du conseil d’administration de l’école. Or le CNC finance La Fémis à hauteur de 75 % de son budget annuel, et les deux institutions publiques sont censées fonctionner main dans la main. Ambiance… Si La Fémis suscite depuis quelques années autant de fantasmes et de détestation, c’est qu’elle est, aussi, au coeur de ces questions-là : que valent la fameuse exception culturelle française, le cinéma d’auteur et son système de financement sans risque dans une économie bouleversée par les plateformes de fictions à la demande ?
Les lumières s’éteignent. Et les deux heures de projection passent en un éclair. Cinq courts-métrages sont montrés ce soir, dont une comédie politique et une petite fable, au charme hypnotisant, sur l’histoire d’une maison. On aime ou pas. Mais ce que ces cinq films ont à l’évidence en commun, ce ne sont ni leurs sujets ni même leur ton, mais une force, une intelligence, une maîtrise impressionnante du langage cinématographique. Alors que la salle sort lentement de l’obscurité, on observe, sidéré, les 40 jeunes gens au teint pâle qui viennent d’achever ces petits
■
« Profitez-en, les amis, une salle pleine pour voir vos films, ça ne se reproduira peut-être pas de sitôt ! » Michel Hazanavicius, président de La Fémis, lors d’une projection de travaux d’élèves
bijoux de fin d’études et qui scrutent anxieusement ■ le visage de leurs pairs. Ils ont 20, 25 ans tout au plus. « C’est la crème, nous avait prévenu une productrice. Ils se prennent un peu pour des dieux, mais on les repère tout de suite à la qualité de leur travail. » Bien sûr, on cite souvent les anciens élèves devenus réalisateurs, les François Ozon, Noémie Lvovsky, Laetitia Masson, Céline Sciamma, ou plus récemment Hubert Charuel (Petit Paysan), Thomas Cailley (Les Combattants) ou Deniz Gamze Ergüven (Mustang). Mais, depuis vingt-cinq ans, les promotions de l’école trustent en réalité les génériques du cinéma français – et international – à tous les postes: son, production, montage, scénario, image. « Quatre-vingt-dix pour cent de nos élèves trouvent un boulot dans les neuf mois après leur sortie, et ils sont immédiatement chefs de poste », se réjouit Nathalie Coste-Cerdan, qui dirige l’école depuis 2016. Un exemple ? Au générique du dernier film français à avoir obtenu la palme d’or à Cannes – Dheepan, de Jacques Audiard, en 2015 – figurait une cheffe opératrice de 30 ans, Éponine Momenceau, sortie de La Fémis quatre ans seulement avant ce triomphe : chez les « normaliens » du cinéma, de tels parcours fulgurants sont légion. En 2015 et en 2019, le magazine américain The Hollywood Reporter classait d’ailleurs La Fémis parmi les meilleures écoles de cinéma du monde. Ce que l’on conspue chez nous est, comme souvent, applaudi hors de nos frontières.
Clé de voûte de cette réputation d’excellence : le fameux concours d’entrée. Le 22 février 2020, environ 1 200 candidats – bac + 2 minimum, 27 ans maximum – plancheront dans un amphithéâtre de l’université d’Assas, à Paris, sur une analyse de film. Ils auront au préalable rendu 15 pages – textes et images – d’un « dossier d’enquête » mené à partir de l’un des trois mots proposés chaque année par l’école. Ceux qui auront réussi ce premier round passeront ensuite deux épreuves spécifiques à la section choisie – dont, pour la réalisation, une scène de tournage factice –, et, au terme de ce parcours du combattant, 40 élèves, dont seulement 6 en section réalisation, seront admis dans le saint des saints, rue Francoeur (Paris 18e), dans les sublimes anciens studio Pathé, le terrain de jeu dernier cri de ces heureux élus.
Entre-soi. Las, en 2016, un documentaire sobrement intitulé Le Concours, signé par la réalisatrice Claire Simon, ancienne responsable du département réalisation de l’école, pulvérisait façon puzzle ce processus de sélection. À la faveur d’un montage assassin, le film, dénonçant l’aspect par trop cérébral des épreuves et montrant l’évident mépris social à l’oeuvre vis-à-vis de certains candidats, confirmait tous les stéréotypes négatifs dont souffre l’école : prétention, intellectualisme, entre-soi. « Dans son équipe de tournage, Claire avait enrôlé plein d’anciens étudiants, preuve tout de même que La Fémis forme de bons éléments », s’agace un membre de la direction. Quant au procès en reproduction sociale, il ne tient guère lorsqu’on sait que La Fémis peut se prévaloir du taux inouï de 40 % d’étudiants
boursiers. « Tous les établissement publics d’enseignement supérieur rêvent d’atteindre une telle mixité sociale. Ce reproche qui nous est souvent fait est donc particulièrement injuste », soupire Nathalie Coste-Cerdan. Il n’empêche que la lourdeur et la complexité de ce concours, imposant une multitude d’épreuves, convoquant chaque année plus de 200 correcteurs et jurés extérieurs à l’école, semblent démesurées. Il ne s’agit, après tout, que de cinéma… « Mais comment choisit-on de futurs artistes, sur quels profils parier ? C’est tout le problème de nos écoles d’art nationales, note un fonctionnaire de la Rue de Valois. La Fémis est tout de même l’une des écoles françaises qui coûtent le plus cher à nos contribuables. Pour 400 euros par an, une poignée d’étudiants va bénéficier d’un matériel dernier cri et d’un enseignement haut de gamme. Il me semble donc normal de se donner la peine de bien les choisir, non ? »
Un lundi matin, rue Francoeur : 10 000 mètres carrés de plateaux, de studios, d’ateliers de décors, de salles de montage et de postsynchronisation nichés sur plusieurs étages au pied de Montmartre, un lieu hors du temps où furent tournés French Cancan, de Jean Renoir, Les Enfants du paradis, de Marcel Carné, Le Rouge et le Noir, de Claude Autant-Lara… Dans les larges couloirs où souffle un vent glacé, on s’attendrait presque à tomber sur la longue silhouette d’Arletty, sur Gérard Philipe ou sur Danielle Darrieux, mais on ne croise que de très jeunes gens en jean et
« Ils se prennent un peu pour des dieux, mais on les repère tout de suite à la qualité de leur travail. » Une productrice