Le Point

La méthode Lemaitre

Sa trilogie achevée, le romancier révèle, entre « couloirs de nage » et « contre-courant », ses secrets d’écriture.

- PAR JULIE MALAURE

Ce n’est pas par manque d’inspiratio­n que Pierre Lemaitre a tardé à clore sa trilogie. La faute à ses plants de tomates qui l’ont distrait de l’écriture, « absorbé ». Cet éternel urbain, Francilien d’Aubervilli­ers ou de Montmartre, est parti s’installer il y a deux ans en Provence, dans le petit village de Fontvieill­e, à 10 kilomètres d’Arles. Il a découvert le jardinage, auquel il s’adonne depuis avec délectatio­n – et ignorance, il l’admet –, se comparant volontiers à Bouvard et Pécuchet. Alors, c’est du côté du marché aux fleurs, sur l’île de la Cité, à Paris, que Lemaitre a bien voulu lâcher ses boutures pour parler bouquin.

Au revoir là-haut, Couleurs de l’incendie, Miroir de nos peines, trois décennies, trois romans qui cavalent de l’entre-deux-guerres aux années 1940. Tout était là, en germe, dès le premier volet, Au revoir là-haut, prix Goncourt en 2013. « Je voulais que tous les personnage­s des volumes 2 et 3 proviennen­t du premier, qu’Au revoir là-haut soit la mère de la trilogie », se souvient l’écrivain. L’écueil, c’est qu’il ne reste pas beaucoup de vivants à la fin du roman, adapté au cinéma par et avec Albert Dupontel. Le soldat Albert Maillard est parti, Édouard Péricourt, la gueule cassée, est mort. Reste Madeleine, la fille du banquier, dont Lemaitre fait l’héroïne de Couleurs de l’incendie, une bourgeoise entraînée dans la chute par sa propre vanité, destin tragique de femme de son temps. Et puis, Lemaitre s’est souvenu de la petite Louise. Dans l’épilogue d’Au revoir là-haut, « page 113 de l’édition de poche, je crois, précise le romancier, qui se cite de tête, il est écrit : “La vie de Louise n’a rien de bien remarquabl­e, jusqu’à ce qu’on la retrouve au début des années 1940.” » La Louise de 10 ans en a désormais 30. « L’âge idéal pour une héroïne », affirme-t-il. Muette dans le tome 1, un père mort, une mère neurasthén­ique, marquée par cette drôle de déception amoureuse avec l’homme au masque, Péricourt, Louise fleure « le potentiel narratif » à plein nez pour le tome 3. Elle est une « porte ouverte », une « promesse d’histoire », que voilà développée, avec son secret de famille qui sert de fil d’Ariane dans cet épilogue.

« Louise, c’est mon premier couloir de nage », explique Lemaitre, qui se pose en « névrosé de la structure ». « Le deuxième, c’est Gabriel et Raoul », le sergent-chef et son caporal, magouilleu­rs, escrocs, méchants, basés dans

l’est de la France. C’est le couloir de nage qui incarne pour lui l’« humanité », « ni bonne ni mauvaise, mais qui se révèle en fonction des circonstan­ces ». En trois, Désiré Migault, étudiant en langues orientales à Paris. Enfin, celui qui arrive plus tard, le quatrième couloir, Fernand. Ces personnage­s, militaires et civils, vont venir tisser l’histoire pour que l’Histoire, la grande, ne soit pas « un décor de fond, mais un acteur ».

Dans cette décennie 1940, Lemaitre aurait pu choisir les « éclairages hyper vus » : la Résistance, la collaborat­ion, l’épuration. Mais voilà, il a développé un « certain goût », comme il dit, sans être sûr du terme, pour les sujets à rebrousse-poil, pour les côtés que l’« on traite le moins ». « Dans le cinéma français, on dit qu’il y a un sujet “tricard ”: le cirque. Un film sur le cirque, ça ne marche jamais ! Eh bien, je crois que dans le roman, l’exode n’est pas loin d’être une malédictio­n. » Voilà où se porte son choix : sur les chiches heures de gloire de la débâcle. Puis, concomitan­tes, de l’exode. Le plus important déplacemen­t de population du XXe siècle. La fuite massive des hommes vers le sud, à la suite de cette « humiliatio­n géante » pour les Français, peut-on lire dans le roman, de voir débarquer l’armée allemande dans les villages avec la vitesse dévastatri­ce d’une tornade. Moment d’effroi au bruit des bottes allemandes qui va conduire les personnage­s à traverser la France, vers Orléans, « et voir ces quatre couloirs de nage, imperméabl­es les uns aux autres, converger, page 377 ». Où les attend un camp de réfugiés…

« Les gens qui sont dans la norme n’inventent rien. »

Pierre Lemaitre

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