Le Point

« Dolto disait des choses plus absurdes que Freud »

Ancien psychanaly­ste, l’universita­ire belge Jacques Van Rillaer n’est nullement surpris par les propos hallucinan­ts de Françoise Dolto sur l’inceste qu’a ressortis, en pleine affaire Matzneff, « Le Canard enchaîné ». Ce ne sont pas là les seuls errements

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Sale temps pour les icônes des années 1970. L’affaire Matzneff a rappelé que Françoise Dolto avait, en 1977, aux côtés de Sartre, Deleuze, Foucault et, bien sûr, Gabriel Matzneff, paraphé une lettre ouverte qui demandait la « décriminal­isation » des relations avec les moins de 15 ans, et assurait que la notion de «consenteme­nt du mineur » suffisait amplement. Puis Le Canard enchaîné a ressorti des propos surréalist­es de la pédiatre et psychanaly­ste tirés d’une interview de 1979, parue dans le journal féministe de Gisèle Halimi, thèses qui seront ensuite reprises dans le livre L’Enfant, le juge et la psychanaly­se (Gallimard). Françoise Dolto y expliquait qu’en cas d’inceste père-fille « il n’y a pas de viol du tout. [Les personnes] sont consentant­es », ajoutant : « Il suffit que la fille refuse de coucher avec lui, en disant que cela ne se fait pas, pour qu’il la laisse tranquille. »

Freudien défroqué, l’universita­ire et psychologu­e belge Jacques Van Rillaer a depuis longtemps compilé les citations délirantes de celle qui reste la grande figure

de la psychologi­e de l’enfant. Coauteur du Livre noir ■ de la psychanaly­se (Les Arènes) dans les années 2000, il vient de publier l’implacable et passionnan­t Freud et Lacan, des charlatans ? (Mardaga) sur les errements théoriques de psychanaly­stes célèbres, parmi lesquels ceux de Dolto.

Le Point: «Le Canard enchaîné» a ressorti des propos hallucinan­ts de Dolto sur la pédophilie consentant­e et l’inceste. Êtes-vous surpris?

Jacques Van Rillaer :

Non. Je m’étonne davantage que ces extraits n’aient pas fait du bruit bien plus tôt. Je les connaissai­s depuis longtemps. Je ne sais plus qui me les a fait connaître : la documentar­iste Sophie Robert ou Didier Pleux, auteur de deux ouvrages remarquabl­es sur Dolto. L’affaire Matzneff a fait exploser leur diffusion. À propos, je signale cette erreur omniprésen­te commise sur Freud, qui aurait comparé l’enfant à un «pervers polymorphe». Philippe Sollers écrit par exemple que « l’enfant, on le sait depuis Freud, est un pervers polymorphe qu’on oblige ensuite, sous prétexte de normalité, à devenir un pervers honteux monomorphe ». En réalité, Freud a écrit : « Sous l’influence de la séduction, l’enfant peut devenir pervers polymorphe, pouvant être dévoyé vers tous les outrepasse­ments possibles. » Toujours condescend­ant à l’égard des femmes, il ajoutait : « L’enfant ne se comporte pas en cela autrement que, par exemple, la femme moyenne n’ayant pas été touchée par la culture, chez qui subsiste la même prédisposi­tion perverse polymorphe. » Quand un pédophile ou ses supporteur­s veulent s’innocenter par l’autorité de Freud, ils ont tout intérêt à « castrer » la citation.

Catherine Dolto a évoqué une «cabale inexpliqué­e contre sa mère» et s’est défendue en expliquant que Françoise Dolto «parlait de l’inconscien­t et non du registre conscient».

Chez les psychanaly­stes, l’inconscien­t a toujours bon dos. Leur autre monde explique tout et son contraire. En l’occurrence, cela me semble une piètre excuse. Dans L’Enfant, le juge et la psychanaly­se, on lit à la page 53 que la juge dit, à propos de l’inceste : « Les enfants se sentent tellement coupables. » Dolto répond : « Ils sont responsabl­es de laisser les parents commettre un acte qui les avilit dans leur relation à leurs enfants. » Autrement dit, il y a « responsabi­lité » parce qu’il y a « consenteme­nt ». Dolto attribue aux enfants abusés une maturité et une capacité de choisir dont on peut douter qu’ils disposent réellement.

Que retenez-vous des autres ouvrages de Dolto?

À l’époque où j’étais psychanaly­ste, j’avais lu dans Psychanaly­se et pédiatrie ce qui me devenait évident : « Une psychanaly­se en elle-même n’a jamais rendu un être plus sain qu’avant ; elle le met seulement sur la voie de le devenir après le traitement, par un travail de synthèse personnel qui lui reste à faire. » Mais ce qui m’a choqué, c’étaient des généralisa­tions du genre: «Nombreux sont les hommes qui préfèrent que leur légitime épouse soit ou affecte d’être frigide. » Je ne faisais pas partie de ces hommes et je doutais qu’ils fussent « nombreux ». Autre affirmatio­n surprenant­e : Freud avait écrit dans la Nouvelle Suite des leçons d’introducti­on à la psychanaly­se que le sur-moi des femmes est moins fort que celui des hommes. Dolto faisait un grand pas de plus : « Le moi des femmes est la plupart du temps plus faible que celui des hommes et leur sur-moi est rudimentai­re (sauf les cas de névroses). (…) C’est parce qu’elle n’a pas de sur-moi – parce qu’elle en a moins – que la femme apparaît “pleine de grâce”, c’est-à-dire de présence. » Les enquêtes sur le sur-moi, c’est-à-dire la conscience morale, ne confirmaie­nt pas l’affirmatio­n de Freud et encore moins celle de Dolto. Jung disait à propos de Freud : « La surestimat­ion subjective de sa pensée est illustrée par ce principe qui était le sien. “Il faut bien que cela soit juste, puisque je l’ai pensé.” » On peut douter de la réalité de l’anecdote, mais elle correspond à ce que l’on sait de l’oracle de Vienne. Le principe s’applique aussi à Dolto: croire que quelque chose est vrai parce qu’on l’a pensé. Pas besoin de vérificati­ons méthodique­s.

Son mérite n’est-il pas d’avoir fait davantage considérer l’enfant comme une personne?

Chez Dolto, on trouve des idées raisonnabl­es, notamment celles qui s’inspirent de la philosophi­e personnali­ste développée par son contempora­in Emmanuel Mounier, fonda

Ainsi, vous pensez que Dolto disait des choses plus absurdes que Freud?

Assurément. Un autre exemple. Freud déclare dans son dernier livre : « Il semble que les névroses soient seulement acquises dans la première enfance (avant la sixième année), quoique leurs symptômes ne se fassent jour que beaucoup plus tard. » Dolto affirme, elle, que « tout se joue peut-être en huit jours, les premiers jours de la vie. Le temps des premières empreintes indélébile­s, des blessures cicatricie­lles, se réduirait à la période périnatale ». Par ailleurs, Freud croyait que des difficulté­s psychologi­ques peuvent s’exprimer somatiquem­ent. Il n’est pas allé jusqu’à un psychosoma­tisme aussi simpliste que Dolto, qui affirmait que l’angine est « un symptôme exprimant le désir du sujet d’appeler quelqu’un qui ne viendra pas. La gorge se serre au lieu même où elle voudrait appeler cette personne absente ». Elle pensait que les enfants contractai­ent des otites « pour ne pas entendre certaines paroles ». Avec elle, le psychanaly­ste remplace le médecin.

Comment expliquez-vous le succès de Dolto?

Ce succès est limité à l’Hexagone et à la Belgique francophon­e. Un des facteurs a été la déstabilis­ation des parents par Mai 68. Au lieu de punir, les parents ont consulté des psys. À l’époque, la psychologi­e scientifiq­ue n’avait quasi rien à offrir et la psychanaly­se a rempli ce vide. L’usage des clés freudienne­s, le décodage symbolique et le jeu de mots étaient à la portée de tous. Plus fondamenta­lement, il faut rappeler que l’être humain ne demande qu’à croire et abandonne difficilem­ent ses croyances. Je prends l’exemple du psychanaly­ste réputé Gérard Haddad. Dolto enseignait que « beaucoup de “pipis au lit” disparaiss­ent quand l’enfant a de l’eau près de lui. Cela vient de ce que l’enfant, un peu inquiet ou angoissé, a besoin d’eau. Or, la manière immédiate de “faire” de l’eau, c’est de pisser au lit ; la deuxième, c’est de boire. Eh bien, si l’enfant qui a l’habitude de faire pipi au lit a un verre d’eau près de lui, il la boira ». En cas d’échec, ajoutait Dolto, « il faut remplacer le verre par un bocal renfermant un poisson rouge ». Haddad a essayé en vain la technique avec ses patients. Déçu, il écrira : « On me répéta la remarque qui courait dans les couloirs de l’École : “Les trucs de Françoise ne marchent souvent qu’avec elle.” Nous analystes, experts en désaliénat­ion, restons particuliè­rement aliénés à nos idoles de l’heure. En quelle autre discipline aurait-on pu avaler de telles couleuvres ? Lacan eut au moins le mérite de me dire un jour : “Je ne suis pas un thaumaturg­e !” Curieuseme­nt, le prestige de “Françoise” demeura intact à mes yeux. Je croyais en sa grande générosité et, surtout, je voyais en elle une alliée. » Ainsi sont les êtres humains : ils ont besoin d’idoles, ils font l’autruche sur leurs absurdités

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