Hugo Micheron, le djihadisme les yeux dans les yeux
L’ancien délégué interministériel à la lutte contre le racisme et l’antisémitisme a lu le livre d’Hugo Micheron sur le djihadisme français. Il explique en quoi cette enquête de terrain combat les idées reçues.
Si le sujet du livre d’Hugo Micheron Le Jihadisme français. Quartiers, Syrie, prisons (Gallimard) n’était pas si brûlant, on s’en tiendrait à saluer ce travail pour ce qu’il est d’abord : une très belle enquête sociologique. L’auteur s’efface devant le matériau qu’il a patiemment rassemblé et dont il tire la quintessence… Gérald Bronner l’avait écrit : le « danger sociologique », c’est d’abord une sociologie en danger d’elle-même par militantisme, ivre de concepts abscons, indifférente au terrain, méprisant ouvertement la neutralité axiologique de Max Weber. Micheron, lui, la revendique : les individus, même les plus dangereux, ne sont pas, sauf exception, des « fous » ni des êtres « agis » par un déterminisme opérant à leur insu mais des acteurs conscients de leurs actes, qui épousent un système de valeurs qu’ils remanient et adaptent au fil de l’expérience. Les écouter n’est pas les aimer ni même les excuser : c’est tenter de comprendre la logique qui les anime.
Là où d’autres ont dépeint – parfois avec talent et conviction – des djihadistes imaginaires, des « paumés » en rupture de ban et autres desperados postmodernes, Micheron montre les djihadistes réels, qui n’ont pas grand-chose à voir avec les précédents. Certes, dans la division du travail islamiste, les dingues ont leur utilité : à tout dispositif totalitaire ses kapos. Or, à côté, ou plutôt au-dessus des exécutants, il y a aussi des logisticiens, des recruteurs, des communicants, des théoriciens et enfin des chefs, tout un collectif complexe et non une addition d’individualités isolées. Pas de guerre sans entreprise guerrière, pas d’entreprise sans spécialisation, et le djihadisme est spécialisé à l’extrême.
Les djihadistes se révèlent aussi malins, retors, stratèges. Bien avant la chute de Raqqa, capitale éphémère de Daech, ils avaient anticipé la défaite de l’État islamique, médité ses erreurs, réfléchi aux étapes suivantes une fois la défaite militaire consommée. Leur agenda carcéral est bâti ainsi : lecture, préparation physique, prière, recrutement. Tandis que nous commençons à peine à comprendre comment et pourquoi ils ont agi, les djihadistes français sont déjà dans l’après. Et ils commencent à sortir de prison…
Temporairement privés d’action, ils réinvestissent l’idéologie et n’envisagent plus la conquête uniquement par des moyens violents : plutôt que de contraindre les corps, rallier les esprits, ce qui suppose d’agir d’abord à l’intérieur de l’islam, avant que de partir, renforcés, à l’assaut de la mécréance. Leur discours démontre qu’il n’y a pas de différence de nature, seulement de modalités et d’instruments, entre djihad de conviction et djihad de terreur, ce qui rétablit le lien, au demeurant jamais rompu, entre terrorisme et islam politique. Or nous répugnons à explorer cette zone de flou entre le « haut du spectre », celui du djihadisme violent, et le « bas du spectre » – d’ailleurs, où commence-t-il et où s’arrête-t-il ?
Grâce à ses travaux empiriques, Micheron dissipe en grande partie ce brouillard : le terrorisme djihadiste n’est pas dans la rupture avec l’islam politique des Frères musulmans ni avec celui, dit quiétiste, des salafistes, mais bien dans leur continuité. La plupart des salafistes français ne sont pas devenus des recrues de Daech, certes, mais, à l’inverse, presque tous les soldats du califat ont été socialisés dans un seul et même « écosystème », c’est-à-dire un réseau d’acteurs partageant, au
delà de leurs divergences de doctrine et de mode d’action, une certaine vision du monde et un même horizon eschatologique. Mohammed Merah est issu, comme son frère, comme les frères Clain, de la filière d’Artigat, « phalanstère » ariégeois dirigé par Olivier Corel, Syrien naturalisé et ancien Frère musulman. Avant le passage à l’acte terroriste, la socialisation salafiste s’opère en douceur et au grand jour : « L’omniprésence [des frères Clain] sur les marchés permet de développer un nouveau type de relation avec la population locale. Ils donnent aux habitants qui les voient ainsi vivre parmi eux une image positive de leur engagement religieux (…). Dans des postures sociales valorisées, ces prosélytes repèrent certains jeunes qui viennent à leur rencontre puis les redirigent vers leurs réseaux. Ils redoublent de politesse avec les mères de famille, les “daronnes” à qui ils rendront peut-être visite le lendemain pendant la tournée des HLM. » Voilà ce que voit la société ouverte. Mais, pendant ce temps, l’endoctrinement s’opère, puis vient l’entraînement militaire. Et enfin le passage à l’acte. Merah, fruit d’un patient travail collectif, est donc tout sauf un loup solitaire, comme l’assurait pourtant le ministre Claude Guéant. C’est exactement ce que n’a pas vu non plus Olivier Roy, lorsqu’il écrit, le 23 mars 2012 dans le New York Times : « Merah n’était pas connu pour sa piété. Il n’appartenait à aucune congrégation religieuse. Il n’appartenait à aucun groupe radical ni même à un mouvement islamique », et à nouveau, cinq ans plus tard, dans le Guardian.
« Écosystèmes djihadistes ». Au contraire, l’immersion dans la religion pour mieux se « désavouer » de la mécréance est au coeur du projet djihadiste, d’où l’importance de l’éducation qui prépare le djihad de demain : Fabien Clain a ainsi enseigné à l’école privée hors contrat Al Badr de Toulouse, où des enfants des familles Merah-Essid ont été scolarisés, école qui a rouvert après plusieurs fermetures administratives et une condamnation pénale de son directeur. Une école activement soutenue par le Collectif contre l’islamophobie en France, en septembre 2016, ce même collectif qui est au centre des mobilisations « antiracistes » et « décoloniales » de ces dernières années. Continuité, une fois encore.
Ces « écosystèmes djihadistes », il est important de le relever ici, sont en banlieue, mais ils ne sont pas la banlieue. La relégation sociale et territoriale fournit certes un terreau propice ; encore faut-il qu’il soit ensemencé. Ce fut le cas, de façon notable, dans les années 1990, là où des militants du GIA algérien ont trouvé un point de chute après avoir fui le régime d’Alger. C’est dans les territoires où le prosélytisme s’est développé que des noyaux de socialisation « fréro-salafistes » ont pu se constituer, comme à Trappes, dans les Yvelines. Trappes, qui envoie 80 candidats au djihad en Syrie, alors que sa voisine Chanteloup n’en envoie aucun : pourtant les deux communes offrent strictement les mêmes caractéristiques, des villes pauvres comprenant une importante population d’origine nord-africaine et subsaharienne et de confession ou de culture musulmane. Ce simple constat invalide deux grilles de lecture idéologiques opposées, mais aussi fausses l’une que l’autre : celle, de « gauche », qui fait du terrorisme une conséquence de la relégation et de la discrimination, voire un produit des guerres coloniales et postcoloniales ; et celle de « droite », qui prétend que cette violence est intrinsèque à l’islam et aux « territoires perdus de la République ».
L’urgence, désormais, n’est plus de débattre, mais d’agir. Autant les dispositifs juridiques, techniques et opérationnels de la lutte antiterroriste ont fait d’énormes progrès, depuis 2012, pour démanteler les filières djihadistes, permettant de déjouer de nombreux projets d’attentats ; autant la compréhension de la façon dont se constituent les écosystèmes djihadistes, c’est-à-dire très en amont et « par le bas », est restée tâtonnante et irrésolue. Rares sont les fonctionnaires d’autorité ou les élus qui peuvent citer tout à trac les principaux courants et protagonistes de l’islamisme. Rares aussi les acteurs de terrain – agents de l’État et des collectivités locales ou dirigeants d’association – qui ont une notion claire de ce que l’on nomme, faute de mieux, « radicalisation ». Pourtant, les plans gouvernementaux affirment avec prestance qu’ils sont « mobilisés », « formés », « opérationnels » autour d’un péril clairement identifié. Toute une grammaire faussement précise des « signaux faibles » s’est mise en place, sans mise en perspective historique ni décodage idéologique. Les premières lignes de la République souffrent plus qu’on ne croit de ces instructions vagues et sans mode d’emploi. Cette irrésolution tourne parfois à l’absurde, comme pour cette expérimentation de l’« intermédiation animale » auprès de détenus radicalisés pour leur permettre de « renouer avec l’altérité » en leur confiant un… furet apprivoisé. Elle n’est pas seulement naïve, cette anthropologie compassionnelle qui refuse de voir l’idéologie qui préside au passage à la violence et préfère l’image du sale gosse privé d’amour à qui il suffirait de tendre un doudou : elle est aussi diablement condescendante, et pour tout dire, inconsciemment colonialiste.
En refermant Le Jihadisme français, ce n’est pas tant la violence sanguinaire et la froide détermination des djihadistes qu’on redoute le plus, mais l’aveuglement volontaire des uns et l’indécision persistante des autres, les fausses pistes, le temps perdu et les risques à venir. Au moins, Micheron aura réussi ce que Péguy estimait le plus difficile : « Dire ce que l’on voit ; surtout il faut toujours, ce qui est plus difficile, voir ce que l’on voit. » À nous d’en faire autant
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Préfet, ancien délégué interministériel à la lutte contre le racisme et l’antisémitisme (2014-2017) et cofondateur du Printemps républicain.
Tandis que nous commençons à peine à comprendre comment et pourquoi ils ont agi, les djihadistes français sont déjà dans l’après.