Le Point

Emmanuel Todd : la nouvelle lutte des classes

État, inégalités, éducation… Dans son nouveau livre (Seuil), le démographe brosse le portrait d’une France à la fois homogène et au bord de l’explosion sociale.

- PROPOS RECUEILLIS PAR ÉTIENNE GERNELLE ET SAÏD MAHRANE

Le Point: Depuis quelques années, l’analyse des phénomènes sociaux met en évidence des fractures françaises qui opposeraie­nt un centre métropolit­ain bourgeois et à l’aise dans la mondialisa­tion à une périphérie reléguée socialemen­t. On pense aux essais de Christophe Guilluy et de Jérôme Fourquet. Or, dans votre livre, vous décrétez l’«obsolescen­ce» de leurs thèses principale­s. Dès lors, que nous suggérezvo­us comme grille de lecture pour comprendre ce qui se joue actuelleme­nt?

Emmanuel Todd: La vérité est que la société française n’a jamais été aussi homogène dans son atomisatio­n et dans ses chutes. Je décris une société qui, dans toutes ses strates sociales, s’appauvrit et s’appauvrira tant qu’elle restera dans l’euro. Mon livre est un dévoilemen­t de la réalité et de la fausse conscience dans laquelle nous nous débattons. Parmi les éléments de cette fausse conscience, il y a d’abord l’analyse selon laquelle une France ouverte et une France fermée s’opposent, où des gens d’en haut, les winners de la mondialisa­tion, regardent avec mépris les prolos d’en bas. Or, quand on observe l’évolution des revenus, il est permis de parler des losers d’en haut – ou petite bourgeoisi­e CPIS (cadres et profession­s intellectu­elles supérieure­s) – qui sont eux-mêmes méprisés par ceux qui sont au-dessus d’eux et que j’appelle, toujours en hommage à Marx, l’aristocrat­ie stato-financière. Nous n’avons pas en haut de la structure sociale de vrais banquiers mais des énarques. Notre monde ne compte plus que des perdants.

Autres éléments de fausse conscience : la montée des inégalités et la menace du néolibéral­isme. Si l’on met de côté le 1 %, ou peut-être même seulement le 0,1 %, d’en haut, les inégalités n’augmentent pas en France. Ceux qui nous gouvernent se pensent certes comme des libéraux, mais ils ne sont que des représenta­nts de l’État profond, des hauts fonctionna­ires qui ne comprennen­t pas, ne « sentent » pas le marché. Dans ce contexte, les Français ont fini par se lasser des partis et le système a explosé. L’explosion des partis politiques, ce n’est pas la victoire du capitalism­e ultralibér­al, mais l’autonomisa­tion de l’État.

Vous comparez la période au 18 Brumaire. Pour quelle raison?

L’autonomisa­tion de l’État est dans le 18 Brumaire de Karl Marx. C’est une formidable aide à la compréhens­ion de ce qui se passe en France aujourd’hui. D’abord, Marx explique comment un homme, Louis Bonaparte, a priori sans consistanc­e, va devenir l’empereur des Français. Pour ma part, j’y ai vu un portrait de Macron, qui n’a, selon moi, aucune originalit­é intellectu­elle. Ensuite, il évoque l’autonomisa­tion de l’État, devenu un agent social puissant et détaché de la société. Nous y sommes : dans notre pays, l’Assemblée nationale est dominée par une majorité sélectionn­ée sur CV, et les forces qui montent, ce sont l’appareil judiciaire et la police. Enfin, Marx a décrit la masse centrale atomisée de la paysanneri­e qui a porté Louis Bonaparte

au pouvoir. Dans mon analyse de la société, ■ j’observe une masse centrale atomisée de profession­s intermédia­ires, d’artisans, d’employés qualifiés, d’agriculteu­rs, qui n’a pas voté Macron mais dont l’indécision électorale lui a permis d’atteindre les 24 % nécessaire­s, surtout dans la petite bourgeoisi­e CPIS, chez les profs notamment. Toujours l’État, toujours pas les start-up. On trouve dans notre électorat (comme dans notre structure de classes) un bloc central flou qui représente 55 % de Français qui ne sont pas pris dans la polarisati­on Macron-Le Pen.

Comment se traduit le déclin homogène que vous évoquez?

Je constate une chute du niveau de vie qui concerne tous les groupes sociaux – en faisant au passage une âpre critique de l’Insee, organe du ministère des Finances, dont les statistiqu­es nous cachent la réalité. J’observe une baisse de la fécondité qui touche toutes les classes, les unes après les autres, appauvriss­ement oblige. La disparitio­n du catholicis­me a supprimé la fracture historique majeure de la société française, entre une France catholique et une autre laïque, et lui donne une homogénéit­é culturelle qu’elle n’avait jamais eue. J’ai d’ailleurs fait un hara-kiri partiel en observant les indicateur­s de fécondité départemen­taux récents : si mon modèle de différenci­ation familiale reste exact pour comparer les Anglais aux Allemands ou aux Russes, il ne tient plus s’agissant de la diversité française. Les cultures régionales, c’est terminé. La France que je décris n’est pas uniforme de façon statique, elle l’est dans le sens d’un déclin du niveau de vie, qui est la tendance fondamenta­le. Cela permet de comprendre le phénomène des Gilets jaunes, mobiles sur l’ensemble du territoire national, que les autres modèles ne peuvent pas analyser.

«L’Archipel français», de Jérôme Fourquet, montre au contraire différente­s trajectoir­es selon les territoire­s, les appartenan­ces sociales ou religieuse­s…

Fourquet est un copain et, selon moi, le meilleur de nos sondeurs. Mais il passe à côté d’un fait essentiel. Si autour de Paris, de Marseille, de Toulouse, de Lille, on trouve la même opposition centre/périphérie, c’est parce que la France est homogène. Autrefois, cela n’aurait pas été possible, car à Rennes et à Strasbourg, on aurait eu un univers catholique rapprochan­t les classes ; autour de Toulouse, une laïcité floue ; autour de Marseille, une laïcité évidente activant la lutte des classes. Les cultures régionales auraient empêché l’émergence de fractures de classe s’exprimant partout de la même manière sur le plan spatial.

Dans quelle classe rangez-vous les Gilets jaunes?

Le prolétaria­t, mais un prolétaria­t qui s’est attiré la sympathie de 70 % des Français ; le contraire du prolétaria­t FN qui retrouve toujours face à lui, au second tour, les deux tiers des Français. Les Gilets jaunes sont au-dessous des profession­s intermédia­ires, dont le revenu est proche du salaire médian de 1 700 euros. Ceux des manifestat­ions étaient sans doute à 1 400 euros et ceux des ronds-points à 1000 euros. Ce sont des gens en difficulté économique, travaillan­t plutôt dans le secteur privé, qui n’ont donc pas les sécurités résiduelle­s du secteur public. Très tôt, j’ai eu la conviction que leur mouvement ne cristallis­erait pas, que c’était une vague plutôt qu’une structure. Mais c’est une première salve. Dans le livre, j’évoque à plusieurs reprises le salaire misérable des professeur­s français, par comparaiso­n avec leurs collègues européens. Les professeur­s furent l’une des bases du premier macronisme électoral, au coeur de la fausse conscience nationale. Mais la réforme des retraites menace leur sécurité, et leur basculemen­t, à moyen terme, va faire pivoter le consensus idéologiqu­e petit-bourgeois.

Vous vous inquiétez de la puissance de cet «État profond» dirigé par Macron. Comment expliquer qu’il a lui-même dénoncé récemment les méfaits de cet État profond après avoir voulu la suppressio­n de l’ENA?

J’ai vu ça. Mais je m’excuse de le dire, Macron n’en finit pas d’employer des expression­s qu’il ne comprend pas : destructio­n créatrice schumpéter­ienne d’abord, État profond ensuite. La vérité objective de notre président est qu’il a tous les pouvoirs de répression mais non ceux de création. Pas de pouvoir de création monétaire, incapacité à changer les règles commercial­es. Il ne peut qu’assister, incapable d’agir, à la destructio­n de l’industrie, de la société civile, à la montée de la pauvreté, et surnageant du désastre, à la montée en puissance de l’État.

Si l’euro est à ce point le problème, pourquoi les Gilets jaunes ne l’ont-ils pas identifié comme étant la source de leur malheur?

Personne ne l’a identifié. Les Français, des énarques aux Gilets jaunes – vous-même dans notre discussion –, sont comme dans un bocal. Je ne suis certes pas un génie, mais parce que 95 % des livres que je lis sont en anglais, je vis ailleurs mentalemen­t et je pense comme les économiste­s américains ou suédois ou comme les patrons allemands.

La lutte des classes que vous décrivez semble se jouer également dans des pays comme les ÉtatsUnis ou le Royaume-Uni, qui n’ont pas l’euro.

Il s’agit là-bas de stratifica­tion. Il était entendu pour Marx que la lutte des classes était pour les Français

« Le basculemen­t à moyen terme des professeur­s va faire pivoter le consensus idéologiqu­e petit-bourgeois. »

un domaine d’innovation et d’excellence. Je dirais une composante centrale de notre identité nationale. Avez-vous vu récemment un président américain ou un Premier ministre anglais se terrant, terrorisé, à la Maison-Blanche ou au 10 Downing Street ? Les Gilets jaunes sont un début de lutte des classes. Cette lutte deviendra dangereuse quand la petite bourgeoisi­e s’en mêlera. Quand elle sera sortie de son aliénation, arrêtera de se penser ouverte et supérieure aux prolos des ronds-points. En tant qu’historien, j’attends avec curiosité l’entrée en rage des enfants de la petite bourgeoisi­e. En tant que citoyen, j’ai écrit ce livre pour que les acteurs sociaux s’entendent et qu’on évite les violences. Mon truc, c’est plutôt la négociatio­n entre les classes. À l’anglaise.

Pourtant, vous justifiez la violence en parlant d’actes «défensifs» s’agissant des violences commises par des Gilets jaunes…

Écrire l’Histoire n’est pas « justifier » mais écrire la vérité. J’ai parlé d’une violence défensive car, si on fait un peu de chronologi­e, ceux qui ont commencé à taper, ce sont ceux d’en haut. J’ai appelé ça le macrobenal­lisme.Violencema­cronisteda­nsleverbe.Violence de Benalla place de la Contrescar­pe. Violence des mesures économique­s qui condamnaie­nt les Gilets jaunes à la mort économique. Violence de la police. J’ai théorisé dans mon livre le désir de vengeance sur le peuple français d’une classe dirigeante en échec, qui a perdu sa place de leader en Europe et obéit désormais à l’Allemagne. C’est ce que j’appelle le mode aztèque : un État anthropoph­age, vous vous souvenez ?

Pourquoi refusez-vous de voir qu’il existe des éléments antisémite­s, adeptes de la «quenelle», au sein des Gilets jaunes?

Parce qu’il n’y en a pas. L’antisémiti­sme en France n’a jamais été le problème des classes populaires. Je parle dans mon livre de l’antisémiti­sme des banlieues, qui est réel, comme de celui de la bourgeoisi­e française qui dort mais n’est pas mort. Accuser les Gilets jaunes d’antisémiti­sme, comme l’ont fait Macron et Castaner, est une manoeuvre abominable. Je vais plus loin dans l’analyse avec ce que j’appelle «antisémiti­sme 2.0 » : en plaçant cyniquemen­t les juifs au centre du débat, pour détourner l’attention de l’évidence, le retour de la lutte des classes, le macronisme a inventé une forme d’antisémiti­sme. Je vais envoyer mon livre au président du Crif pour l’alerter sur cette instrument­alisation d’une perversité toute nouvelle.

Cette grève contre la réforme des retraites est exclusivem­ent issue du secteur public. N’est-ce pas un contre-mouvement des Gilets

« J’ai théorisé dans mon livre le désir de vengeance sur le peuple français d’une classe dirigeante en échec. »

jaunes mené par des travailleu­rs protégés qui défendent leurs statuts?

La retraite universell­e prétend mettre tout le monde au même niveau. « Universel » est un beau mot, mais compte tenu des écarts d’espérance de vie entre les catégories sociales, la notion ne peut qu’être profondéme­nt inégalitai­re. Cela revient à faire payer les retraites des riches par les pauvres.

Les cheminots de la CGT sont-ils des pauvres?

Nos dirigeants impuissant­s ne reprochent pas aux cheminots d’être riches, ce serait ridicule. Ils leur reprochent d’être parmi les derniers à avoir une capacité d’action défensive non violente. Les Français le savent et c’est pour ça que, malgré leur fatigue, avec des hauts et des bas, ils soutiennen­t ou tolèrent la grève. Si la réforme est adoptée, les Français qui vivaient dans l’angoisse économique jusqu’à la retraite, vivront dans l’angoisse économique jusqu’à la mort. La valeur du point de retraite, dans une société qui s’appauvrit, est destinée à baisser, sans limite.

Mais, dans le fond, ce qui m’intéresse plus que la lutte traditionn­elle des cheminots, j’y reviens, c’est ce qui va se passer du point de vue idéologiqu­e du côté des professeur­s. L’inquiétude qui s’est répandue dans le corps enseignant est sans précédent.

Dans le contexte que vous décrivez, il est intéressan­t d’observer la baisse des taux de suicide. Comment l’expliquez-vous?

On assiste, en effet, à un recul du suicide dans une période de baisse du niveau de vie que j’interprète en partie en termes durkheimie­ns. Dans une société qui progresse, les gens espèrent beaucoup, trop parfois, de la vie. C’est l’anomie selon Durkheim. Déçus,

ils se suicident. Dans le cas d’une société comme la nôtre, il y a de moins en moins d’anomie. On sait désormais qu’on ne bougera pas de sa classe, qu’on ne trouvera pas un travail correct. Aucune raison, donc, de se suicider.

Grâce à un coefficien­t de corrélatio­n, vous démontrez combien les votes Le Pen et Macron sont imbriqués.

Quand on a deux gros candidats dans un espace politique, il est normal d’avoir une corrélatio­n négative. Chirac face à Le Pen, c’était – 0,51. Macron face à Le Pen, c’est – 0,93. Je n’ai jamais vu ça de ma vie ! Cette découverte est fondamenta­le.

En français intelligib­le, cela signifie quoi?

Cela veut dire que si l’on vous donne le vote Le Pen dans un départemen­t, vous pouvez quasiment prédire le vote Macron dans le même départemen­t. La déterminat­ion fondamenta­le des électeurs de Macron a été de voter contre Le Pen. On comprend pourquoi le discours vide du candidat En Marche ! ne l’a pas empêché d’avoir un électorat. Voter Macron, c’était voter contre le «populisme» et peut-être même, tout simplement, contre le peuple. Conclusion : les loseurs d’en haut n’ont plus de projet. Ils n’aspirent plus qu’à être le contraire de ceux qui sont plus bas. On qualifie souvent les milieux populaires de petits Blancs hostiles aux immigrés, passant leur rage sur une catégorie supposée inférieure. Le macroniste de 2017 est pour moi une sorte de petit Blanc au deuxième degré, qui passe sa rage sur les prolos français. L’aristocrat­e stato-financier humilié par l’Allemagne ou l’Amérique, lui, passe sa rage sur les petits-bourgeois CPIS et est sans doute un petit Blanc au troisième degré

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Chercheur. Emmanuel Todd chez lui, à Paris, le 12 janvier.
 ??  ?? « Les Luttes de classes en France au XXIe siècle », d’Emmanuel Todd (Seuil, 384 p., 22 €). À paraître le 23 janvier.
« Les Luttes de classes en France au XXIe siècle », d’Emmanuel Todd (Seuil, 384 p., 22 €). À paraître le 23 janvier.
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Dans son nouvel essai, le démographe et prospectiv­iste s’appuie notamment sur une relecture des livres de Karl Marx « Les Luttes de classes en France » (1850) et « Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte » (1852).
Néomarxist­e ? Dans son nouvel essai, le démographe et prospectiv­iste s’appuie notamment sur une relecture des livres de Karl Marx « Les Luttes de classes en France » (1850) et « Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte » (1852).

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