La chute de la gauche Manu Chao
Crise. Après la fuite d’Evo Morales de Bolivie, les gauches latino-américaines tombent le masque.
Ils sont une centaine, qui tapent sur des casseroles. Ils crient : « Mexique, mon frère, n’héberge pas le tyran ! » puis, au président mexicain, « Lopez Obrador, tu as vendu ta nation ! » ou « Les rats, sortez de là ! » Il fait froid, en ce soir de novembre, dans cette rue chic de la zone sud de La Paz, à 3 600 mètres d’altitude. Mais les esprits du groupe qui fait le siège de l’ambassade du Mexique sont échauffés. «Des ministres d’Evo Morales y sont réfugiés, alors que certains sont des criminels ! » lance Carolina, kinésithérapeute de 50 ans. A côté, Diego Ayoroa a beau n’avoir que 18 ans, son indignation est étayée : « Le gouvernement mexicain aide trop Morales, il viole l’article 5 du traité de Montevideo sur l’asile. Et Evo s’offre des mets de luxe ! »
Le 20 octobre, la Bolivie élit son président de la République. Evo Morales, qui a perdu un référendum en 2016 visant à modifier la Constitution pour se présenter une quatrième fois, a argué de son « droit humain » à être quand même candidat. Un deuxième tour se dessine, mais le comptage s’interrompt durant vingt-trois heures. Quand il reprend, il est vainqueur au premier tour. D’innombrables irrégularités sont signalées. Le 10 novembre, l’Organisation des États américains déclare, « au vu de la gravité des plaintes et de l’analyse du processus électoral », que l’élection est nulle et en recommande une nouvelle. Sur la suggestion du commandant en chef de l’armée, Morales démissionne et demande l’asile au Mexique. Une semaine plus tard à La Paz, une vingtaine d’anciens ministres et hauts fonctionnaires sont réfugiés dans son ambassade. Juan Ramon Quintana, ministre de la Présidence et bras droit de Morales, est visé depuis par un mandat d’arrêt pour incitation, terrorisme et financement du terrorisme. Morales, lui, multiplie les interviews, affirmant à la BBC ou à CNN qu’il reviendra, alors que le pays est à feu et à sang. Il bat Trump en nombre de tweets quotidiens. « Nous ne reculerons pas devant les racistes et les putschistes. Maintenant, nous voyons qui sont les vrais ennemis de notre peuple. Tant que je serai en vie, le combat continuera. La patrie ou la mort ! Nous vaincrons ! » écrit-il le 12 novembre. L’article 5 du traité de Montevideo prévoit que, « tant que durera l’asile, ses bénéficiaires ne pourront pas se livrer à des actes qui altèrent la tranquillité publique ou
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tendent à participer à – ou à influencer – des activités ■ politiques. Les agents diplomatiques leur feront promettre de ne pas avoir de communication avec l’extérieur». Beaucoup pensent que Morales a incité à la violence, le gouvernement par intérim l’accuse de terrorisme. Or des vidéos ont montré qu’il vivait dans un palais et dînait dans des restaurants gastronomiques, escorté par 14 gardes du corps.
Un réalisateur auquel un scénariste proposerait la fuite rocambolesque de Morales lui renverrait sa copie. De l’aveu du ministre des Affaires étrangères mexicain, Marcelo Ebrard, c’est « un voyage dans la politique latino-américaine ». L’avion mis à disposition par le Mexique a fait deux allers-retours avec le Pérou. Il a pris du carburant au Paraguay grâce à l’intervention du président argentin, Alberto Fernandez, et volé le long de la frontière entre Bolivie et Brésil après négociations. Il a ensuite survolé le Pérou, l’Équateur et les eaux internationales. Jorge « Tuto » Quiroga, ex-président du pays, assure avoir passé des heures au téléphone. L’homme, de droite, a été diplomate et expulsé du Venezuela. Il dénonce le comportement d’Andrés Manuel Lopez Obrador, « Amlo ». « Il se vante de soutenir Morales ! Il viole les règles de l’asile et la doctrine Estrada du Mexique, de non-intervention dans la politique intérieure d’un autre pays. Pourquoi son ambassade à La Paz est-elle un hôtel d’où les ministres boliviens sortent pour manifester ? » La géométrie de cette doctrine semble variable. En janvier 2019, Amlo a refusé de signer la déclaration du Groupe de Lima, créé en août 2017 par des pays lassés des flots de migrants vénézuéliens et qui juge la réélection du vénézuélien Nicolas Maduro illégitime. Quiroga a une théorie : le Mexique veut prendre la tête des gauches latino-américaines. Leurs anciens leaders sont morts (Fidel Castro), infréquentables (Maduro), corrompus (Lula da Silva, au Brésil, sur lequel pèse encore une dizaine de charges) ou cacochymes. « Raul Castro a l’âge de mon père, homme charmant mais qui n’a plus le droit de conduire », ironise-t-il.
Après la chute du Mur. En 1990, le mur de Berlin s’effondre et, avec lui, la principale source de financement de Cuba, l’URSS. Fidel Castro propose à Lula da Silva, chef du Parti des travailleurs (PT), de réunir les mouvements de gauche du continent. « Ils se sont accordés sur la lutte contre le néolibéralisme qui émergeait au Chili, en Colombie et en Argentine », relate Eduardo Gamarra, professeur de relations internationales à l’Université de Floride. La doctrine a été théorisée, c’est le consensus de Washington. Un homme oeuvre au rapprochement entre Fidel et Lula, avec qui il a cofondé le PT. « Marco Aurelio Garcia avait été exilé au Chili, au Venezuela et avait une vision régionale. Le Brésil, pays-continent, ne s’était jamais intéressé à l’Amérique latine avant », raconte Jaime Aparicio, ancien ministre des Affaires étrangères bolivien, qui représente son pays auprès de l’Organisation des États américains. « À l’époque, le Brésil veut entrer au Conseil permanent, il y voit la possibilité de gagner des voix et une position de leader régional », ajoute-t-il. Quarante-huit
« Cristina a toujours regardé de haut le processus bolivien. Evo a en revanche une relation amicale avec Maduro. » Pablo Solon, ex-soutien de Morales
certains pays, la Forum a récupéré deux capitales majeures : Buenos Aires, où Cristina Kirchner est revenue, à la vice-présidence, et Mexico, avec Amlo. Les délégations de certains partis non latino-américains peuvent assister aux réunions annuelles et s’exprimer, mais non voter en plénière. En 2012, celle de Caracas accueille Jean-Luc Mélenchon. « C’est le moment de se souvenir qu’il ne faut pas croire au récit de la propagande de la CIA », écrit-il sur son blog. Des amitiés se forgent. « Evo s’entendait très bien avec Chavez et Lula, pas trop avec Ortega ni Correa », détaille Pablo Solon, ancien militant lié au Mouvement vers le socialisme, de Morales, qui fut délégué du Comité de réflexion stratégique pour l’intégration de l’Amérique du Sud, en 2006, puis secrétaire de l’Union des nations sud-américaines (Unasur). « Cristina a toujours regardé de haut le processus bolivien. Evo a en revanche une relation amicale avec Maduro, qui est assez sociable », assure-t-il. Le groupe, qui compte aujourd’hui 118 organisations, devient la bête noire de la droite du continent.
« Idéologie fossilisée ». Ce n’est qu’un think tank, mais la lecture de ses communiqués est un voyage dans un 1917 tropical. Le méchant est invariablement « l’Empire » (les États-Unis) appelé, les jours de plus faible inspiration, les « Yankees ». Lors de la dernière édition, le 29 juillet 2019 à Caracas, Miguel Diaz-Canel, président de Cuba, a prononcé une conférence sur « Le Venezuela, première tranchée de la lutte anti-impérialiste ». Manu Pineda, eurodéputé du parti espagnol Izquierda Unida, a affirmé que le rapport sur les violations des droits humains au Venezuela de Michelle Bachelet, haut-commissaire à l’Onu, était «un pamphlet pour assiéger l’économie du peuple vénézuélien ». L’ex-présidente socialiste du Chili a trahi la cause. En septembre 2018, le Forum a dénoncé la « persécution politico-judiciaire inquisitoire contre l’ex-présidente Cristina Fernandez de Kirchner », accusée de corruption. En août, il dénonçait l’attaque au drone
entreprise pétrolière mixte nicaraguayenne-vénézuélienne, ■ à la tête de laquelle Ortega a placé son fils Rafael. La Communauté d’États latino-américains et caribéens est créée en 2010 et l’Union des nations sud-américaines, en 2011. Ces organisations voient des pays les quitter lorsqu’ils passent à droite dès 2015 : l’Équateur et la Bolivie se sont retirés de l’Alba, et le Pérou, le Brésil, le Chili, la Colombie, le Paraguay et l’Équateur, qui dénonçait « une caisse de résonance du Venezuela », de l’Unasur.
Accommodements. Pourtant, la narration résiste. Elle a évolué, « en insistant moins sur Simon Bolivar, qui ne signifiait rien pour le Paraguay, plus sur le socialisme du XXIe siècle », selon Quiroga. Elle est toujours fondée sur la confrontation. Au Venezuela, c’est la « guerre économique » des États-Unis, à cause des sanctions. Le dévissage a pourtant commencé en 2014, avant les premières mesures contre des individus. Même discours au Nicaragua. En Bolivie, Evo Morales crie au coup d’Etat. « Sa proximité avec la réalité est faible, il divise la société, confie Horst Grebe Lopez, ancien ministre du Travail. Sa position indigéniste est une construction médiatique. » C’est pourtant ce que l’on entend à El Alto, en majorité indigène, au-dessus de La Paz. Lors d’une manifestation pour Morales, un agriculteur, Xene Chavez, affirme : « On nous a piétinés, on nous appelait “indiens”. Evo nous a donné l’égalité et le respect. La droite raciste est financée par les États-Unis. » Il fait allusion au gouvernement intérimaire dont la présidente, Jeanine Añez, a écrit des tweets racistes. Dans sa salle d’attente se tiennent deux indigènes d’Amazonie. « En 2011, Morales a dit qu’il construirait une autoroute dans le Territoire indigène et parc national Isiboro-Sécure, raconte
« Morales divise la société. Sa position indigéniste est une construction médiatique. » H. G. Lopez, ex-ministre du Travail