Lolita 2020
À partir du « scandale Lolita » et de l’« affaire Matzneff », l’écrivain interroge le rapport de l’art à la morale : s’il faut condamner le crime, méfions-nous d’une indignation qui autoriserait les autodafés.
Pourrait-on encore écrire et publier Lolita, de Nabokov ? La question, si elle force le trait, est aujourd’hui intéressante. Elle est même pratique quand on croit juger des libertés de son époque ou de l’échelle de ses licences. On peut aussi jouer avec l’interrogation en rappelant que l’infraction, et non le crime, constitue l’essence de l’art et de l’écriture. Mais si je réponds que oui, on peut écrire Lolita, cela signifie-t-il que l’époque est celle du triomphe des libertés ? Et si je réponds que non, cela veut-il dire que le puritanisme est déjà un tribunal et pas seulement une indignation ? Simpliste, car le verdict va occulter la réflexion, à renouveler, en urgence, sur l’art, le crime, l’autodafé, la complicité, la légèreté, le corporatisme et la loi, aujourd’hui interrogés par la parole des victimes.
Pour en revenir à l’affaire Matzneff, la grande question est : qu’est-ce qu’un écrivain ? Qu’est-ce qu’il peut et qu’est-ce qu’il ne peut pas écrire ? A-t-il droit au scandale comme source d’inspiration ou au crime comme posture ? Est-il justiciable comme tout un chacun ou peut-il être exonéré au nom d’une liberté indéfinissable? Apparemment, cela dépend, imperceptiblement, du lieu géographique : si l’écrivain est américain, il peut être jugé, condamné et finir has been, ou il peut mourir pauvre et alcoolique, s’il confond crime et scandale, inspiration et perversion. En France cependant, l’écrivain incarne parfois une métaphysique dégradée, pas seulement un métier. Dans la figure subsiste la figure fantomatique du prophète, malgré la laïcité. Une aura entoure encore l’écrivain. Tous n’en ont pas une, mais ce statut magique qui persiste le dédouane (trop ?), pare la marginalité des atours du don. L’art réclame (à tort ?) l’immunité, et le métier reste un peu rimbaldien. C’est ce qui explique peut-être la tolérance des infractions, et cette fois du crime, dit-on. Cet écrivain, inculpé aujourd’hui, semble avoir perdu cette aura et se retrouve devant un tribunal pour un procès d’autant plus virulent qu’il est tardif. C’est l’époque, comme l’a répété un autre chroniqueur. Une époque qui ne pardonne plus la perversité sexuelle au nom de la perversité textuelle. C’est légitime et plus que nécessaire. Ce qui l’est moins, c’est peut-être l’autodafé qu’on s’autorise si on ne définit pas courageusement, mais sans dogme, ce qu’est l’art et ce qu’est le viol et si on se contente de retirer les livres des rayons des librairies et des bibliothèques.
Revenons à Lolita : quelle est la différence entre Humbert Humbert et un auteur accusé de détournement de mineurs aujourd’hui ? Le premier, malgré son immoralité, reste dans l’ombre de la fiction : c’est une singularité décrite, pas une vocation d’écrivain vivant. C’est le roman d’un vice caché, l’allégorie du secret inquiétant de chacun. Voici, dit ce roman, comment se fabrique la bonne conscience au nom du désir. Ou l’inverse. Humbert Humbert n’expose pas un art, mais confesse une torture. Il ne prétend pas à une règle de vie, mais narre une prétendue fatalité. Le monstre s’humanise par sa sincérité, car la perversion joue à la repentance et n’a pas l’insolence de l’exhibition. On n’y plaide rien. Du coup, certains pardonneront à Humbert Humbert de souffrir et retiendront contre l’auteur français Gabriel Matzneff la narration d’immondes jouissances. Dans le premier cas, il y a presque une tragédie ; dans le second, il y a une esthétique revendiquée. Dans les deux cas, il y a prédation, mais, chez Nabokov, c’est le lecteur qui est dévoré, pas une adolescente mineure.
Dans la brèche, on peut nicher une définition de la littérature et y défendre la possibilité d’une littérature. C’est important. Car s’il faut condamner le plus durement possible le crime au nom de l’art, il faut alerter (est-ce trop tôt ?) sur la possibilité que le procès Matzneff se transforme en habitude de détruire les coupables par l’autodafé.
Je vis dans une géographie où la littérature survit à peine sous l’oeil de la loi : l’autodafé m’inquiète quand ce n’est pas la justice qui le décide. Et le crime me révulse quand il prétexte le texte
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Dans les deux cas, il y a prédation, mais, chez Nabokov, c’est le lecteur qui est dévoré, pas une adolescente mineure.