Un empire contre un virus
Confrontée au nCoV, peut-être aussi mortel que le Sras, la Chine lutte avec des moyens de titan et des mesures draconiennes.
Blouses blanches, masques chirurgicaux vert et blanc, lunettes rondes, deux sommités s’avancent dans une salle de conférences bondée de l’université de Hongkong (HKU), avec vue sur la grande baie du delta de la rivière des Perles. Paysage à couper le souffle, autant que ce qu’ils s’apprêtent à révéler. « Je tiens d’ abord à m’ excuser », déclare en guise d’ introduction GabrielLe ung, le doyen de la faculté de médecine.Deux jours plus tôt, il avait donné à ses compatriotes l’impression de traiter la menace à la légère, en donnant un point presse le visage découvert. « On ne peut pas parler avec un masque », s’était-il défendu. On ne l’y reprendra plus : dorénavant il montre l’exemple.
Entre-temps, les données moulinées par ses équipes lui sont parvenues, alors qu’il donnait une autre conférence à Bangkok. Elles sont sans appel. Le doyen les a immédiatement fait remonter aux plus hautes autorités chinoises, au gouvernement de Hongkong et à l’Organisation mondiale de la santé (OMS), puis il a sauté dans son avion de retour, pour les présenter au public en personne à HKU. « Le directeur général de l’OMS a tout juste atterri à Pékin, confie-t-il. Et son équipe de pointe pour le contrôle des maladies infectieuses est sur le point d’y arriver. »
Car chaque minute compte. « L’épidémie croît à un rythme très rapide et qui s’accélère, prévient-il, graphiques à l’appui. Tous les six jours, le décompte des cas de l’épidémie devrait doubler, ceci en l’absence de toute intervention publique. » Selon ses estimations, près de 44000 personnes seraient déjà infectées, principalement autour de Wuhan, où est apparu « 2019-nCoV ». Ce nouveau coronavirus est un cousin du Sras (syndrome respiratoire aigu sévère). Un vieil ennemi que Gabriel Leung connaît par coeur : il avait fondé à l’époque le groupe d’épidémiologie hongkongais qui avait été en première ligne pour contenir cet autre coronavirus qui avait fait près de 800 morts en 2002-2003.
Mais il le sait désormais, nCoV (prononcez « N-Cov ») est bien plus pernicieux que son aîné, qui n’était
pas transmissible lors de sa période d’incubation. Si la Commission nationale de la santé de la République populaire de Chine n’a jusqu’au 28 janvier 2020 rapporté que 4543 cas confirmés et 107 morts, ces données officielles sont bien en deçà de la réalité. Depuis son irruption, plusieurs laboratoires, principalement en Angleterre et en Chine, modélisent l’ampleur réelle de l’épidémie. Les chiffres de Leung sont désormais les plus précis et les plus à jour, offrant une estimation détaillée au 25 janvier, jour du Nouvel An chinois.
Cette fête, l’un des rares week-ends prolongés d’une nation stakhanoviste, synonyme de rassemblements monstres autour des fameuses danses du dragon, ouvre une semaine d’intenses déplacements qui a pu fournir au virus un implacable accélérateur. Pour ne rien arranger, nCoV est apparu dans une métropole, Wuhan, qui est « le principal hub de transport et de transit de Chine centrale, intensément connecté à toutes les mégalopoles du pays », commente le professeur. Une telle conjonction pourrait générer une « tempête parfaite » (« perfect storm »), avertit-il, scénario catastrophe où le nouveau virus, très contagieux, serait propulsé par les circonstances exceptionnelles.
C’est cette éventualité qu’a cherché à éviter à tout prix Pékin en imposant jeudi 23 janvier la mise en quarantaine de la ville de Wuhan, puis de l’ensemble du Hubei, la province dont elle est la capitale, soit près de 60 millions d’habitants. La première d’une série de mesures drastiques qui ont donné à cette période de fête une atmosphère d’apocalypse: annulation des célébrations, interruption des voyages en groupe, interdiction du commerce d’animaux sauvages, soldats dépêchés à Wuhan en avion-cargo, construction d’hôpitaux en dix jours, déploiement d’équipes médicales et de policiers mettant en place des barrages en combinaisons de protection bactériologique intégrales, métropoles entières à l’arrêt, villages qui se barricadent, avions, trains ou métros déserts, contrôles de température systématiques sur les grandes routes, dans les aéroports et dans les gares, ruée vers les masques vendus en pharmacie, portés par presque tous les passants dans les lieux publics… sauf les Occidentaux, sceptiques face à cette débauche hygiéniste dans un pays d’ordinaire plus connu pour ses glaviots bruyamment crachés en public.
Vacances prolongées. Réactions exagérées et mouvements de panique? Pas pour les épidémiologistes. S’ils débattent encore de la rapidité exacte de la contagion, ils s’accordent pour dire qu’il faudra employer les grands moyens pour stopper l’expansion de l’épidémie. Selon une étude de l’Université de Lancaster, même en coupant presque intégralement les communications avec l’épicentre, « la taille de l’épidémie hors de Wuhan ne pourrait être réduite que de 25 % ». Et « 75 % des contaminations devraient être prévenues par les mesures de contrôle des infections pour stopper la croissance [de l’épidémie] ». Un objectif qui ne pourrait être atteint qu’en mettant en oeuvre toute une batterie de mesures sans précédent, les quarantaines n’étant qu’un outil parmi d’autres.
Le professeur Gabriel Leung va pour sa part jusqu’à recommander de mettre le pays quasiment à l’arrêt :
« Des mesures draconiennes pour limiter la mobilité de la population devraient être prises immédiatement : annulation des rassemblements de masse, fermeture des écoles et systématisation du télétravail. » Dans cette optique, Pékin a déjà rallongé les congés nationaux du Nouvel An jusqu’au 3 février. Quant au gouvernement de Hongkong, il a étendu les vacances scolaires jusqu’au 17 février et invité ses fonctionnaires à travailler depuis leur domicile jusqu’à nouvel ordre. En outre, faute de pouvoir fermer entièrement ses frontières avec la mère patrie, décision trop politique, surtout après un an de manifestations contre l’emprise du Parti communiste, l’ancienne colonie britannique a décidé d’interdire aux habitants du Hubei l’entrée sur son territoire, de couper les lignes ferroviaires, de réduire les bus et de diviser par deux les vols avec le continent.
S’il faut maintenant mettre les bouchées doubles, c’est que la lutte contre le virus a perdu un temps précieux les premières semaines. Au moment même où Leung diffuse ses données, le maire de Wuhan, Zhou Xianwang, est soumis à la question sur la chaîne d’État CCTV, forcé d’admettre en direct avoir « retenu certaines informations ». Ce sont pourtant bien ses services qui ont révélé le 31 décembre 2019 enquêter sur 27 cas d’une pneumonie inconnue. Mais selon une étude parue le 24 janvier dans la revue scientifique The Lancet et menée par des médecins en pointe à Pékin et à Wuhan, le premier cas a été identifié dès le 1er décembre. Un mois pour sonner l’alerte, donc.
Qui plus est en trompant le public: en révélant l’épidémie, les autorités désignent un coupable, le marché aux fruits de mer et aux animaux sauvages de Huanan, bazar de Wuhan au bestiaire pittoresque, comme la Chine en compte des milliers. Elles le font fermer, traitent la crise sanitaire comme une sorte d’intoxication ou d’épizootie, puis censurent et arrêtent des habitants accusés de répandre des « rumeurs » sur un « nouveau Sras ». Quatorze autres cas sont pourtant déjà connus, qui n’ont aucun lien avec le marché, dont le plus ancien d’entre tous. Jusqu’au 18 janvier, le compteur reste pourtant coincé à 41 cas et les autorités locales ne cessent de marteler leur théorie: le virus ne se transmet pas entre humains, la mystérieuse pneumonie vient d’un animal vendu dans les halles de Huanan. Pas question de déranger les grandes réunions provinciales annuelles du Parti organisées durant cette période, ni d’annuler un gargantuesque banquet où étaient conviées 40 000 familles, ayant pour but d’établir un record du monde ! Démission. La responsabilité reposerait donc uniquement sur le maire Zhou Xianwang, qui aurait sous-estimé le danger ? « En tant que gouvernement local, après avoir reçu une information, je dois demander l’autorisation avant de pouvoir la révéler », glisse-t-il à CCTV, accusant à demi-mot le pouvoir central de lui avoir donné l’ordre de cacher l’ampleur de l’épidémie. « Je suis prêt à démissionner pour présenter mes excuses. » Zhou avait déjà jeté un froid la veille en révélant que 5 millions de personnes avaient fui Wuhan à l’annonce de la quarantaine, un exode susceptible de répandre l’épidémie dans le reste du pays, démontrant que le spectaculaire blocus n’avait servi à rien.
À Wuhan, les hôpitaux sont désormais submergés de patients, présentant des symptômes proches de ceux d’une simple grippe ou d’une bronchite :
La lutte contre le virus a perdu un temps précieux les premières semaines.
fièvre, rhume, troubles respiratoires… La seule solution pour identifier les victimes du nCoV est de les soumettre à des tests en les isolant systématiquement, de quoi engorger complètement le système médical chinois. C’est ce qui inquiète le plus le Pr Leung : « Pour être tout à fait franc, tous, surtout les soignants en première ligne, ici, à Wuhan et dans tout le pays, sont au maximum de leur capacité, de ce qu’ils peuvent supporter. C’est très difficile de leur demander plus. Ensuite, en plus des contraintes en termes de ressources humaines, vous avez à faire face aux limites des capacités des laboratoires. » Dans les urgences de Wuhan, selon l’agence Reuters, les patients doivent affronter des délais de plusieurs heures, voire plusieurs jours, et même des refus de pratiquer les tests, par manque de moyens.
Que ce soit par peur de froisser Pékin en déclarant l’alerte générale, ou parce que les chancelleries mal informées sont dans l’expectative, la communauté internationale a plus d’un train de retard. Si le chef de l’OMS Tedros Adhanom Ghebreyesus a pris la peine de se déplacer jusqu’à la Cité interdite, c’est qu’il est sous le feu des critiques après avoir omis de déclarer l’état urgence mondial et avoir classé dans un premier temps le nouveau virus comme un « risque modéré ». Sa première action à Pékin a donc été de relever le niveau de risque à « élevé ». Il a fallu de même attendre le 26 janvier pour que le département d’État américain et le ministère des Affaires étrangères français se décident à rapatrier leurs communautés d’expatriés à Wuhan. Les Américains ont affrété un charter mardi 28 janvier, mais qui ne pourra pas emporter tout le monde… Et une centaine de Français ont décidé de rester sur place, tandis que les autres décolleront « en milieu de semaine », selon le gouvernement.
En fait, la dramatisation de la crise sanitaire chinoise fait sourire certains en Occident. La grippe ne fait-elle pas 250 000 morts dans le monde chaque année, dans l’indifférence générale ? Sans citer de sources, la ministre de la Santé Agnès Buzyn a émis un diagnostic rassurant de bon médecin de famille : « très contagieux mais moins grave que ce que nous pensions au départ», mortalité « beaucoup moins importante » que prévu. Son avis semble être basé sur un calcul à la louche du « taux de mortalité » du virus, en divisant le nombre de morts par le nombre total de cas connus, ce qui donne moins de 3 %, alors que le taux de mortalité du Sras (sur la totalité de l’épidémie, en 2002-2003) a approché les 10 %. Mais cette division n’a rien de scientifique.
« Le ratio décès/cas au début d’une épidémie est habituellement très bas, répond à cela au Point Gabriel Leung. Nous l’avons appris du Sras. Si vous revenez aux archives, vous trouverez que, pour les premières semaines du Sras, même l’OMS avait estimé entre 3 et 5 % de décès par cas. Ce chiffre a fini par atteindre 17 % à Hongkong. […] Si vous calculez le taux de mortalité à une date donnée, vous sousestimerez presque certainement l’épidémie. » Il faudra
Nul en Chine ne veut être perçu comme le « lépreux ».
attendre plusieurs semaines encore pour avoir une estimation fiable du taux de mortalité.
Par ailleurs, ce n’est pas parce que les autorités sanitaires hors de Chine interceptent quelques cas bénins arrivés par avion qu’il n’y a aucune chance que l’épidémie se répande dans ces pays. « Fonder les décisions sur ces cas est probablement optimiste », avertit Leung. Car ce ne sont qu’un échantillon partiel des voyageurs infectés venus de Chine : ceux qui ont des symptômes faibles, tout au plus de la fièvre. En résumé, les cas les moins graves, promis à une rémission. Ceux qui sont gravement malades, eux, ne prennent pas l’avion. Tandis que passent entre les mailles des contrôles les infectés en période d’incubation et d’éventuels cas asymptomatiques, qui contamineront dans leur pays de destination. Pour le directeur du département d’épidémiologie de HKU, le Pr Benjamin Cowling, « nous savons qu’il existe de nombreux cas bénins, dont presque tous les cas identifiés hors de Chine. Nous ne connaissons pas le ratio de cas graves et de cas bénins pour l’instant. Pour le Sras, la majorité des cas étaient sévères. » Son pronostic : « Cette épidémie sera probablement plus large que le Sras. »
Contre-pouvoir des médias. Déjà, plus d’un tiers des cas confirmés le sont hors de la province du Hubei. Le centre d’épidémiologie de HKU prévoit (voir ci-contre) que, malgré la quarantaine, l’épidémie gagnera les principales mégalopoles et métropoles chinoises, autour de Chongqing, Pékin, Shanghai, Guangzhou et Shenzhen. Des villes qui représentent 53 % du trafic aérien international de la Chine, et 70 % de son trafic de passagers hors d’Asie. « Quand elles développeront leurs propres épidémies autonomes, celles-ci s’étendront à leur tour et infecteront d’autres grands hubs », prévient Leung. Sur ce sujet, Ben Cowling est plus direct encore: « Il y a un risque d’épidémie dans d’autres pays en Occident, pas seulement en Asie. »
Nul en Chine ne veut être perçu comme le «lépreux » de la communauté internationale. Xi Jinping avait préféré parler de « rêve chinois » pour son discours à la veille du Nouvel An, mais l’année du rat à peine commencée tourne déjà au cauchemar. L’économie, éprouvée par deux ans de guerre commerciale, devrait prendre un coup supplémentaire. Premiers contaminés : luxe, tourisme, hôtellerie, transport aérien… dans une Chine où la consommation représente dorénavant une part beaucoup plus importante qu’à l’époque du Sras. Samedi 25, le président s’est donc mis en scène sur CCTV à la tête d’une réunion exceptionnelle du comité permanent, la direction du PCC, et a évoqué sans détour la « situation grave d’une épidémie qui s’accélère ». Malgré la censure, sur le réseau social Weibo et sur le site de critique de film Douban, la minisérie de HBO Chernobyl est évoquée comme jamais, perçue comme une métaphore des faiblesses de la bureaucratie communiste, incapable de réagir rationnellement à une catastrophe.
Grippes aviaire et porcine, scandale du lait en poudre, et maintenant nCov, les crises sanitaires sont toujours en Chine communiste l’un des principaux et plus légitimes sujets de contestation. Même le rédacteur en chef du Global Times, journal pourtant d’ordinaire dans la ligne du Parti, a osé dénoncer, sur Weibo, les fautes des responsables locaux et nationaux : « Personnellement, je pense que Wuhan et l’administration d’État pour la santé sont responsables, accuse Hu Xijin. Mais il y a des raisons plus générales à cette situation. Par exemple, depuis quelques années, la capacité de contre-pouvoir des médias a été affaiblie. »§