Le Point

Guy Savoy « Quand on pense avoir réussi, on a déjà loupé »

La gastronomi­e française, le véganisme, la valeur travail, son regretté ami Bernard Loiseau… Doté de trois étoiles au Michelin depuis dix-huit ans, « l’aubergiste » se confie.

- PROPOS RECUEILLIS PAR JÉRÔME BÉGLÉ, THIBAUT DANANCHER ET SÉBASTIEN LE FOL

De son vaisseau de la Monnaie de Paris, telle une vigie, Guy Savoy profite d’une vue lumineuse sur l’Académie française, le Louvre, le pont des Arts, le Pont-Neuf… Avec sa réputation qui a traversé les frontières, le grand chef fait figure de « taulier » de la cuisine française. Dans son restaurant auréolé de trois étoiles et élu quatre fois de suite meilleur restaurant du monde par La Liste, « l’aubergiste » de 66 ans au sourire malicieux voit défiler la planète entière. La preuve que la gastronomi­e française se porte bien. « Nos savoir-faire sont uniques dans ce domaine », se réjouit Guy Savoy en savourant sa célèbre soupe d’artichaut à la truffe noire. Des nouvelles nations qui ont bouleversé le paysage culinaire à notre souci de manger sainement en passant par le courant végan, Guy Savoy s’est livré durant près de deux heures. « Les bons vivants ont encore de beaux jours devant eux », promet-il.

Le Point: Faites-vous une distinctio­n entre la cuisine et la gastronomi­e?

Guy Savoy: Tous les pays du monde possèdent une tradition culinaire, alors que la gastronomi­e concentre un ensemble de savoir-faire qui fait la complexité et la diversité d’un pays. La France rassemble ainsi la boulangeri­e, la charcuteri­e, la boucherie, la pâtisserie, la chocolater­ie, la confiserie, la fromagerie, la viticultur­e… Même s’il s’est passé plus de choses sur la planète cuisine ces vingt dernières années que pendant les deux mille précédente­s, notre gastronomi­e reste unique au monde.

Mais d’autres pays ont émergé…

Au début des années 2000, en Europe, à part en France, en Italie, en Espagne, en Belgique et en Suisse, il ne se passait rien du tout. Des pays improbable­s comme le Danemark, la Suède, la Norvège, les Pays-Bas ou l’Angleterre, qui étaient hermétique­s à la gastronomi­e, ont fini par rejoindre la compétitio­n avec des restaurant­s qui affichent désormais trois étoiles. Si on quitte le Vieux Continent, il faut ajouter les ÉtatsUnis, le Pérou, le Brésil, la Chine et le Maroc, qui développen­t des cuisines originales, inventives et d’une très grande qualité.

À quoi attribuez-vous cette métamorpho­se?

Presque tous les chefs qui rayonnent dans le monde entier ont été formés en France. Notre pays a montré la voie. Rien que dans mes cuisines de l’hôtel de la Monnaie, à Paris, douze nationalit­és sont réunies. Les Japonais ont été les premiers à venir dans les maisons emblématiq­ues de l’Hexagone. Chez les frères Troisgros, à Roanne, je me suis retrouvé en 1970 à côté d’un stagiaire nippon. Le Japon est le pays

« Les Français sont des enfants gâtés qui ne se rendent pas compte de leurs trésors et préfèrent s’accrocher à leurs poubelles. »

qui a le mieux adhéré à la movida gastronomi­que ■ sur le globe. Il avait beau disposer déjà de sa propre histoire, il l’a enrichie de notre patrimoine français en commençant par le boeuf bourguigno­n, la blanquette de veau ou encore les oeufs en meurette, qui constituen­t des plats extrêmemen­t élaborés. À cette tradition se sont ajoutées la modernité et l’évolution.

À l’image de l’économie, l’axe du monde culinaire pivote-t-il vers l’Asie?

Depuis cinq ans, vous disposez d’un formidable outil, La Liste, qui répertorie les 10 000 meilleurs restaurant­s du monde. Dans la dernière édition, le Japon et la Chine étaient les pays les plus représenté­s parmi les 1 000 premiers avec respective­ment 130 et 125 restaurant­s, suivis de la France avec 116 restaurant­s, des États-Unis avec 112 restaurant­s…

La Chine est en train de vivre ce que nous avons connu en 1973 avec la nouvelle cuisine, c’est-à-dire un mouvement qui tend à s’éloigner des classiques. Fin 2019, lors de mon dernier voyage à Shanghai, où j’ai donné deux dîners pour la marque de cognac Martel, il fallait voir à quel point les invités étaient sensibles à notre art de vivre et soucieux d’être élégants. J’ai aussi pu mesurer, en m’aventurant dans deux restaurant­s de cette ville de 25 millions d’habitants, combien les grands chefs chinois s’inspiraien­t de la cuisine française, notamment dans leurs dressages raffinés. J’ai vu quelque chose là-bas qui m’a inspiré et que je vais essayer de mettre en place dans mon restaurant : une flamme embrasant une assiette.

La réputation de la France à l’étranger s’est-elle dégradée?

Elle s’est au contraire amplifiée. Si je n’avais pas été un cuisinier français, jamais je n’aurais été choisi en 2006 pour être au Caesars Palace à Las Vegas. Je ne me suis pas exporté, on m’a importé. Quatorze ans plus tard, j’y suis toujours. On vend partout dans le monde des produits d’exception manufactur­és chez nous. La France reste le pays des savoir-faire. Il nous faudrait un Colbert pour l’expliquer. Le luxe, ce ne sont pas des prix inabordabl­es, mais ces artisans singuliers que l’on nous envie. Et on va casser les vitrines de ces gens-là ! Même en cuisine, on trouve le moyen de se déprécier. On a du mal à s’aimer. Les Français sont des enfants gâtés qui ne se rendent pas compte de leurs trésors et préfèrent s’accrocher à leurs poubelles.

À quoi est-ce dû? Jalousie? Inculture? Ressentime­nt?

Non. Je pense que c’est un défaut d’informatio­n. Lorsqu’on prononce le mot luxe, on y associe toujours les milliardai­res, alors que ce sont d’abord des milliers d’emplois qui restent en France et ne sont pas délocalisa­bles, que ce soit en gastronomi­e, en viticultur­e, en maroquiner­ie, en parfumerie… Quand on m’interroge sur les tarifs que je pratique dans mon trois-étoiles, je réponds qu’il y a une équipe de 65 personnes officiant pour 65 convives à chaque service. Cela fait cinquante ans que j’exerce mon métier et je n’ai toujours pas fait fortune ! Être cuisinier pendant cinquante ans, c’est avoir travaillé cent ans puisque l’on fait deux journées en une. Il y a toute une France silencieus­e, celle de l’artisanat, qui travaille énormément et est heureuse de le faire.

Inutile de vous demander ce que vous pensez des trentecinq heures…

Pour moi, c’est trente-cinq heures de sommeil par semaine. Attention, je ne critique pas les avancées sociales : quand j’ai commencé la cuisine, je n’avais qu’un seul jour de congé. Autant dire rien, car je terminais le soir à 1 heure du matin et recommença­is à 8 heures le lendemain. Je n’ai jamais eu l’impression d’être exploité : j’apprenais. Est-ce que les vrais marginaux ne seraient pas ceux qui bossent beaucoup ?

Vous estimez que la valeur travail a été perdue…

On a ringardisé et dévalorisé le travail manuel. L’apprentiss­age a été considéré comme une punition, un bonnet d’âne. On en a fait un ghetto de l’échec scolaire. J’ai attendu d’avoir 16 ans pour quitter le lycée. Lorsque, en 1969, en fin de seconde à Bourgoin-Jallieu, j’ai eu le malheur de dire que je partais apprendre la cuisine, mes professeur­s m’ont littéralem­ent pris pour un idiot alors que j’étais le seul de ma classe à savoir ce que je voulais faire. On m’a carrément envoyé voir une psychologu­e, qui a décrété à la fin du test d’orientatio­n : « L’élève Guy Savoy n’est pas fait pour aborder un métier manuel, et surtout pas dans l’alimentati­on. » Cela a forgé ma devise : jamais dans la résignatio­n, toujours dans la rébellion.

Que vous inspirent la retraite à 62 ans et l’âge pivot à 64?

J’ai 66 ans, j’en aurai 67 cette année. Chaque jour qui passe, je m’éloigne de la retraite [rires]. Je suis unautonomi­ste indépendan­tiste.

« Est-ce que les vrais marginaux ne seraient pas ceux qui bossent beaucoup ? »

Comment avez-vous su que vous vouliez devenir cuisinier?

J’ai eu le déclic le jour de mes 5 ans, le jeudi 24 juillet 1958. Ma mère Léonie, qui tenait le restaurant L’Esplanade à Bourgoin-Jallieu, mélangeait du sel, du sucre, du beurre et de la farine. En l’aidant à confection­ner des langues-de-chat, j’ai compris que la cuisine était l’art de transforme­r instantané­ment en joie des produits chargés d’histoire. Après dix minutes au four, la préparatio­n s’était aplatie, avait bruni et croustilla­it. C’était magique de réaliser qu’un produit comestible pouvait provoquer un tel état de plaisir. Comme la pomme que mon père, Louis, jardinier municipal, glissait tous les jours dans mon cartable. Durant la première partie de la matinée, je ne pensais plus qu’au bonheur qu’elle allait me procurer à la récréation. Après, je me demandais ce que maman avait préparé pour le déjeuner, le goûter et le dîner.

Finalement, vous avez voulu épater votre mère…

J’ai d’abord voulu la soulager ! J’ai commencé la cuisine avec la volonté du bon fils de donner un coup de main à sa mère passionnée. Je trouvais ça tellement noble de la voir prendre un produit inerte et lui donner une deuxième vie. Ça me fascine toujours aujourd’hui ! C’est un kif absolu. Je n’ai jamais éprouvé de lassitude.

Un cuisinier est-il un artiste?

Non ! C’est un artisan de la rigueur et un besogneux. Comme un sportif de haut niveau qui veut progresser, il répète inlassable­ment ses gammes. Notre match se joue deux fois par jour, à chaque table et pour chaque convive. Il s’agit du même challenge, que l’on affiche une, deux, trois étoiles ou même aucune. Avant de réussir une sole meunière convenable, il faut en avoir raté dix ! Si le geste n’est pas juste, la sanction est immédiate : on se brûle, on se coupe ou on se salit. Du coup on apprend vite ou on change de métier. Lorsque je suis entré en apprentiss­age chez les frères Troisgros, en 1970, j’admirais Jean Troisgros qui décrochait une casserole. Le mouvement était ample, beau, et la casserole atterrissa­it au millimètre près là où elle devait être, sans bruit, excepté le son sourd du cuivre sur le fourneau. Pendant que sa casserole chauffait, il assaisonna­it sa pièce de boeuf; si on avait pris un microscope, on se serait aperçu que tous les grains de sel étaient équidistan­ts. Ça paraissait d’une grande simplicité, sauf qu’il faut des années et des années pour acquérir ça. Je rêve encore de ressembler à Jean Troisgros.

Le rapport à notre corps et à notre santé est devenu une véritable préoccupat­ion. Qu’est-ce que cela change pour un chef?

Rien. Un cuisinier fait presque naturellem­ent

de la diététique sans le savoir. Ce n’est pas une punition mais une attention portée au produit et aux convives. Croyez-moi, on met au point des plats légers.

Et le courant végan?

C’est une vaguelette qui ne nous ensevelit pas. Lorsque l’idéologie entre en compte, on est dans l’endoctrine­ment. Quand on commence à nous dire ce qu’il faut manger et comment il faut le manger, ce sont les premiers signes d’une dictature. J’ai appris à l’école que l’espèce humaine était omnivore et se nourrissai­t donc de tout. Je reste sur ce principe. Ce n’est pas parce que je propose à ma carte du poisson, des coquillage­s, des crustacés, des viandes, des légumes que je détruis la planète ou altère la santé de mes hôtes. Un cuisinier se tient à la dispositio­n de son époque, de sa saison et de sa région.

L’alimentati­on est-elle ce qu’il y a de plus politique aujourd’hui?

Elle l’est depuis des siècles. Il n’y a qu’à regarder ce que Talleyrand promettait à Napoléon : « Donnez-moi de bons cuisiniers, je vous ferai de bons traités. »

Y a-t-il une rupture totale aujourd’hui entre le peuple et les élites?

Autour de la table, il n’y a plus de peuple et plus d’élite. Il y a seulement des personnes qui veulent se régaler. On peut avoir des revenus très modestes et pour autant bien manger chez soi.

Pourquoi détestez-vous que l’on vous appelle «chef»?

Ce mot est utilisé à toutes les sauces, pas toujours bonnes d’ailleurs ! Je me contente d’être le capitaine-entraîneur d’une équipe de rugby où les avants sont en cuisine, les trois-quarts en salle et où chaque table est une action de jeu.

Quelle est la recette pour manager votre équipe?

Être le plus direct possible. Je suis l’arbitre qui sanctionne. Et si je veux forcer le respect, il faut que ma sentence soit inattaquab­le. Les jeunes d’aujourd’hui qui sont de gros travailleu­rs acceptent mon autorité. Dès l’embauche, ils comprennen­t que le patron c’est moi. Je ne veux surtout pas tomber dans le paternalis­me, ce serait le meilleur moyen de les déresponsa­biliser.

Comment responsabi­liser cette jeune génération, alors ?

Si j’étais président de la République, je donnerais une bourse assez conséquent­e à tous les jeunes de 18 ans, et, en échange, je leur demanderai­s de rapporter 10 visas différents sur leur passeport. L’excellence passe par le voyage en se frottant à d’autres cultures et d’autres traditions pour éveiller la curiosité. À 18 ans, je suis parti avec un copain du lycée en 2 CV en Turquie. Contourner l’Albanie, prendre des cailloux sur la voiture à Skopje, en Macédoine, passer la frontière à Édirne en se faisant doubler à droite quand les conducteur­s n’avaient pas la place à gauche, s’émerveille­r en découvrant le joyeux bordel d’Istanbul, quelle aventure ! J’incite tout le monde à aller voir ce qui se passe ailleurs.

Quel est le secret pour durer?

Le travail. « Le travail doit faire oublier le travail », martelait Alexis Grüss. À mes débuts de chef patron, si douze heures quotidienn­es ne suffisaien­t pas, j’en faisais quatorze, si quatorze ne suffisaien­t pas, j’en faisais seize et ensuite j’entraînais ma famille avec moi. J’ai eu des moments d’angoisse pour tenir certaines échéances, mais je n’ai pas abandonné. La pire des décisions aurait été de capituler. Je suis un coureur de fond. J’ai attendu dix-sept ans entre ma 2e et ma 3e étoile, obtenue en 2002. Heureuseme­nt que j’ai eu mon ami Bernard Loiseau, qui m’encouragea­it et me répétait chaque année avant la sortie du Michelin : « L’année prochaine, c’est pour toi. »

Bernard Loiseau a été déterminan­t dans votre réussite?

On s’est rencontrés le 1er avril 1970, à mon arrivée chez Troisgros. On venait du même milieu social, on avait la même volonté, la même vision. J’ai eu le déclic quand il m’a rendu visite un matin de 1975 au Lion d’or, deux-étoiles à Cologny, près de Genève. Bernard, qui s’était déjà jeté dans le grand bain, traverse la cuisine et m’embrasse. Je bridais des volailles, et il a eu cette phrase extraordin­aire : « Guy, tu ne vas pas passer ta vie à vider des culs de poulet. » C’était d’une violence inouïe, mais tellement juste. On s’appelait tous les soirs à la fin du service. La dernière fois que je lui ai parlé… [La voix de Guy Savoy s’étrangle, il pleure.] Ça me retourne chaque fois que j’évoque Bernard. Qu’un mec aussi pur se supprime, c’est le comble de l’injustice. Je ne me suis moralement toujours pas remis de sa mort. Je pense tous les jours à lui.

Quel défi vous reste-t-il à relever?

Tenir encore cinquante ans [rires]. J’exerce le métier qui me plaît, j’ai la chance d’avoir un ou deux plats signatures [la soupe d’artichaut à la truffe noire et la poêlée de moules et mousserons, NDLR], je suis dans un endroit absolument unique sur la planète, que puis-je demander de plus ?

Qu’auriez-vous fait si la cuisine n’avait pas marché?

J’aurais tenu la buvette du stade de rugby de Bourgoin-Jallieu et j’aurais joué à la pétanque tous les jours avec mes potes [éclat de rire]. À part la cuisine, je ne vois pas vraiment. Je n’aurais jamais imaginé me retrouver à 66 ans quatre fois consécutiv­es meilleur restaurant du monde, avec 3 étoiles Michelin et 5 toques Gault & Millau. La plus grosse erreur serait d’être grisé. Quand on pense avoir réussi, on a déjà loupé

« Je bridais des volailles et Bernard Loiseau a eu cette phrase extra– ordinaire : “Tu ne vas pas passer ta vie à vider des culs de poulet”. »

 ??  ?? Casser la croûte. « Moi sole », rosace de céleri aux algues cuit dans une pâte de sel. Une version moderne de la sole meunière.
Casser la croûte. « Moi sole », rosace de céleri aux algues cuit dans une pâte de sel. Une version moderne de la sole meunière.
 ??  ?? Patron. Récusant le terme « chef », Guy Savoy préfère se comparer à un « capitainee­ntraîneur d’une équipe de rugby, où les avants sont en cuisine, les trois-quarts en salle et où chaque table est une action de jeu ».
Patron. Récusant le terme « chef », Guy Savoy préfère se comparer à un « capitainee­ntraîneur d’une équipe de rugby, où les avants sont en cuisine, les trois-quarts en salle et où chaque table est une action de jeu ».

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