Ces Suédois qui rechargent nos batteries
Northvolt veut devenir le leader mondial du « moteur » de la voiture électrique. Pari fou ?
On s’attendait à voir un gigantesque building avec inscrit « Northvolt » en lettres géantes sur la façade. Northvolt, c’est le nom de l’entreprise qui ambitionne de devenir le premier fabricant européen de batteries pour voitures électriques. Au lieu de cela, on se retrouve dans une rue piétonne du centre-ville de Stockholm devant un petit immeuble cosy, porte en bois et oeil-de-boeuf finement sculpté. Pour accéder au troisième étage, on emprunte un ascenseur d’un autre siècle, avant d’entrer dans un appartement transformé en bureaux déjà trop petits. « Nous allons bientôt déménager », nous dit-on. Des rangées de jeunes gens sont alignés derrière des ordinateurs, et, ici et là, on discute en groupes, on passe d’une pièce à l’autre, on rit devant la machine à café. Au milieu de ce tourbillon, c’est à peine si l’on repère les deux fondateurs de Northvolt : Peter Carlsson, un géant blond en jean, s’entretient avec des visiteurs, et Paolo Cerruti circule dans les locaux, une tablette à la main. Les voilà donc, les deux risque-tout qui osent défier les géants asiatiques.
Le Suédois Peter Carlsson, 49 ans, a commencé chez Sony Ericsson avant de travailler à Singapour pour le fabricant de semi-conducteurs NXP (ex-Philips). Surtout, il a passé quatre ans à Fremont, en Californie, chez Tesla, le numéro un mondial de la voiture électrique, où il s’occupait de l’approvisionnement des chaînes de montage. C’est là qu’il s’est lié d’amitié avec l’Italien Paolo Cerruti, 49 ans lui aussi, qui, avant d’atterrir chez Tesla, a passé quinze ans chez Renault-Nissan, au Japon, en Inde et à Paris. Leurs carrières basculent un jour de 2015, à 4 heures du matin, en Californie. Carlsson reçoit un coup de fil d’un compatriote, Carl-Erik Lagercrantz, qui l’année précédente a créé Vargas, un fonds consacré à la transition climatique. Si aujourd’hui Lagercrantz est président du conseil d’administration de Northvolt, à l’époque, les deux hommes ne se connaissent pas. L’investisseur a trouvé les coordonnées de Carlsson sur LinkedIn. Les deux Suédois se donnent rendez-vous à Stockholm. Là germe l’idée de bâtir la première entreprise européenne produisant à grande échelle des batteries pour véhicules électriques. Un pari fou… Le marché est la chasse gardéedesAsiatiques,quicontrôlent
près de 90 % de la production avec, en pointe dans le secteur, la Chine. Premier producteur de cellules et de batteries dans le monde, l’empire du Milieu veut imposer partout sur la planète ses voitures électriques. Marché sur lequel il occupe déjà la première place (1,2 million d’autos en 2018, soit la moitié du marché mondial).
Carlsson n’ignore rien de tout cela, bien sûr. Mais il a le feu sacré. Assez vite, il convainc son ami Paolo de le rejoindre à Stockholm. Pendant six mois, ils sillonnent le monde pour tester leurs idées. La carte de visite Tesla leur ouvre les portes. « J’ai trouvé le sujet captivant, explique aujourd’hui Cerruti. Plus nous travaillions, plus il nous apparaissait que nous tenions quelque chose d’énorme. » Les deux hommes décident alors de se lancer, mais il faut trouver des fonds pour donner corps à leur projet insensé. 1 milliard de dollars. En juin 2019, Northvolt réalise la plus grande levée de fonds d’une start-up en Europe : 1 milliard de dollars ! Le consortium, emmené par Goldman Sachs, réunit des institutions financières suédoises de poids (la fondation Imas, détenue par Ikea, l’assureur Folksam et le fonds de pension AMF) ainsi que deux constructeurs automobiles allemands, BMW et surtout Volkswagen, qui prend 20 % du capital de Northvolt. «Nous avons avec nous un bon mélange d’investisseurs financiers et d’industriels », se félicite Carlsson. De plus, alors que l’Allemagne et la France ont lancé officiellement la constitution d’un « Airbus de la batterie » en mai 2019, Northvolt a obtenu un prêt de 350 millions d’euros de la Banque européenne d’investissement (BEI). Avec les fonds recueillis,
Carlsson et Cerruti ont commencé à construire en octobre 2019 une « gigafactory » à Skelleftea, petite ville de Suède. Plus tard, elle sera flanquée d’une unité de recyclage de batteries, une première mondiale. L’ensemble emploiera entre 2 000 et 2 500 personnes. Pas moins de 4 milliards d’euros seront nécessaires pour construire l’usine robotisée et digitalisée. Au départ, sa capacité devrait être de 16 gigawattheures en 2021, puis passer à 32 gigawattheures en 2022. Pas suffisant, a dit Carlsson, en décembre 2019, il faut passer à 40 gigawattheures dès que possible. Une puissance qui en ferait la plus grosse usine de batteries du monde devant celle de Tesla à Reno (Nevada). De quoi équiper de 700 000 à 800 000 voitures. Pour minimiser les risques, Northvolt a choisi de recourir à une technique éprouvée, le lithium-ion liquide. Pour les batteries solides, de nouvelle génération, on verra plus tard. «Ils font du copier-coller de ce qui se fait déjà », note un industriel français. Avec, tout de même, une grosse différence par rapport à leurs concurrents asiatiques: Carlsson et Cerruti se sont mis en tête de fabriquer eux-mêmes les principes actifs des cellules (anodes, cathodes, électrolytes, séparateurs), ce qui rajoute au défi. Aujourd’hui, Northvolt compte 600 employés et se prévaut d’un carnet de commandes de 13 milliards d’euros, même s’il est impossible d’obtenir le moindre détail sur le sujet.
Carlsson, dans le rôle de superVRP, et Cerruti, dans celui de superorganisateur, ne chôment pas. Ils ont ouvert à Vasteras, à 100 kilomètres à l’ouest de Stockholm, un laboratoire accolé à une ligne de production pilote qui a sorti sa première cellule fin décembre 2019. Yasuo Anno, 60 ans, chimiste expérimenté, dirige le labo. Le Japonais, qui a travaillé pour Sony et Panasonic, conçoit l’architecture des cellules Northvolt avec une équipe d’ingénieurs triés sur le volet. La plupart sont japonais et coréens, les Chinois étant l’exception. Toute la beauté du projet réside dans la conception du produit et,
en même temps, de l’usine, qui sortira des cellules « plus vite qu’une mitraillette », dixit Peter Carlsson.
Et le temps presse. Dans les années qui viennent, la voiture électrique devrait connaître un boom dans les marchés de l’Union européenne (UE). Avec l’hybride rechargeable, elle pourrait représenter plus de 20 % de la production euroéenne en 2025, contre 4 % aujourd’hui. Tout un symbole : le numéro un mondial de la voiture électrique, l’américain Tesla, va ouvrir une usine près de Berlin. Le réveil attendu est provoqué par la réglementation la plus sévère du monde, qui, à partir de 2021, obligera les constructeurs de l’UE à vendre des voitures qui ne devront pas, en moyenne, émettre plus de 95 grammes de CO2 au kilomètre, volume destiné à baisser encore de 37,5% en 2030! En 2018, on était loin du compte : la moyenne, pour l’ensemble des constructeurs européens, atteignait 128,4 grammes.
Pour passer sous la toise en 2021, les constructeurs seront obligés de proposer des voitures électriques qui émettent zéro CO2.
Une explosion de l’offre est donc programmée – sans que l’on sache si la demande suivra… car elle reste tributaire des subventions. En attendant, en Allemagne comme en France, tous les constructeurs étoffent leurs gammes. Tous ont leurs labos où ils étudient les batteries. Pas seulement parce que leur coût est élevé (40-50 % du prix d’une voiture) « mais parce que, explique Bernard Jullien, professeur à la faculté de Bordeaux et spécialiste de l’automobile, la batterie va devenir un élément de différenciation et de compétition entre constructeurs, comme l’est le moteur thermique aujourd’hui ». Ce que résume Cerruti en une formule : « La mécanique va s’effacer devant la chimie. » Le plaisir de conduire, l’accélération, l’autonomie, la puissance pour une voiture électrique vont dépendre des caractéristiques des batteries, qui deviendront la carte de visite des constructeurs. Déferlante. Grosse ombre au tableau pour Northvolt, les producteurs de cellules venus d’Asie ont déjà pris position en Europe, soutenus financièrement par les États hôtes – ce qui n’est pas le moindre paradoxe à l’heure de l’Airbus des batteries. Le numéro un mondial, le coréen LG Chem, a un projet gigantesque à Wroclaw, en Pologne, le chinois CATL s’installe à Erfurt, en Allemagne, le coréen Samsung SDI agrandit son usine de Göd, en Hongrie, pays où un autre coréen, SK innovation, double la capacité de son usine de Komarom. La déferlante des Asiatiques a de quoi affoler. «Rester entre leurs mains, affirme un banquier parisien qui suit le dossier, est dangereux. Pour livrer leurs clients prioritaires en Asie, ils pourront prétexter des pénuries qui laisseront les constructeurs européens le bec dans l’eau. Plus grave, ils pourront transmettre des secrets de
« La mécanique va s’effacer devant la chimie. »
Paolo Cerruti, cofondateur de Northvolt
fabrication en Asie. Voilà pourquoi les Européens ont tout intérêt à maîtriser la filière. » Il y a fort à parier que lorsque les producteurs asiatiques verront arriver la première cellule Northvolt sur le marché, ils seront tentés de baisser leurs prix.
Pas de quoi affoler Carlsson et Cerruti, qui pensent avoir trouvé la martingale. La « gigafactory » de Skelleftea, grâce à un accord avec une compagnie locale, bénéficiera d’une énergie hydroélectrique bon marché. « C’est très important pour notre compétitivité dans une industrie extraordinairement intensive en énergie », souligne Cerruti, qui avance un autre argument choc : Northvolt sera le fabricant de batteries le plus écologique du monde. « Or dans nos discussions avec les constructeurs nous avons perçu que, à qualité et prix équivalents, l’argument écologique comptera de plus en plus. La tendance est irréversible. » Une pierre dans le jardin de LG Chem qui va produire ses cellules avec le charbon polonais. À Stockholm, on insiste aussi sur un autre atout : en septembre 2019, Northvolt a constitué un jointventure avec Volkswagen pour créer une usine de cellules à Salzgitter, non loin de Wolfsburg, le centre névralgique du groupe allemand. Au départ, la capacité prévue était de 16 gigawattheures, il est question maintenant de passer à 24 gigawattheures. Cette alliance est stratégique. Pour faire oublier le scandale du « dieselgate », le groupe Volkswagen s’est lancé à corps perdu dans la voiture électrique. À l’horizon 2023, il prévoit d’investir 30 milliards d’euros et de sortir 70 modèles électriques. Les besoins en batteries pour ses usines européennes sont estimés à 150 gigawattheures en 2025, ce qui relativise la production de Salzgitter. Volkswagen entend bien conserver ses autres fournisseurs, LG Chem, Samsung ou CATL, mais les liens avec Northvolt sont privilégiés. Et pour cause. En plus de l’usine commune, les Allemands possèdent 20% du suédois et ils détiennent un siège au conseil d’administration. « Leur intérêt, déclare Wolfgang Bernhart, « le » spécialiste des batteries chez Roland Berger, c’est de comprendre comment l’on fait une cellule pour mieux préciser leurs exigences. Volkswagen est à la recherche d’un savoir-faire. » Northvolt risque-t-il de devenir une annexe de Volkswagen? Carlsson a fait savoir qu’il était prêt à s’allier avec d’autres constructeurs. Osé, alors même que la première cellule n’est pas encore sortie de l’usine de Skelleftea ; d’autant que la start-up Northvolt va perdre de l’argent pendant trois, quatre, cinq ans… et elle devra lever de nouveaux fonds. Pas de quoi entamer le moral des fondateurs, convaincus « que, pendant une décennie, il n’y aura pas assez de batteries pour satisfaire la demande ». Les deux hommes se voient en dehors du travail, passent des weekends avec épouses et enfants. « Avec Peter, on peut se dire les choses franchement, et parfois même on n’a pas besoin de se parler, on se comprend en un clin d’oeil. » Ils n’auront pas trop de cette connivence pour gagner leur pari insensé
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