Tout sur leurs pères
Iegor Gran et Régis Jauffret enquêtent sur leurs « papas ». Avec l’humour comme antidote au pathos.
Iegor Gran contre le KGB
«Papa est en mission, il travaille sur une petite montagne. » Voilà ce que Iegor Gran savait, enfant, de son père, Andreï Siniavski, déporté au goulag pour dissidence entre 1966 et 1972. Une version concoctée par sa mère pour éviter que le petit Iegor, âgé de 9 mois au moment de l’arrestation, ne bavarde trop. « Je lui envoyais des dessins, et il m’écrivait des lettres en grosses capitales pour que je puisse déchiffrer », nous raconte-t-il. Ce n’est qu’en 1973, quand toute la famille est autorisée à quitter l’URSS pour la France, qu’Andreï dévoile toute la vérité à son fils, aussitôt que le train a passé la frontière entre les deux Allemagnes. « J’ai été ébloui par cette révélation ! se souvient Iegor Gran, alors grand lecteur de Stevenson et Dumas. Je lui ai demandé pourquoi il ne s’était pas évadé. »
De l’histoire de son père, un écrivain moins subtil que Iegor Gran aurait fait un récit plombé. Mais le romancier est un ennemi de la gravité : du pas de côté, de l’humour et de la fantaisie, il a depuis longtemps fait sa marque de fabrique. Il a choisi d’aborder cette aventure de biais, en se plaçant du côté des « services compétents ». Une antiphrase pour nommer ce KGB qui, plusieurs années durant, échoua à identifier son père, qui publiait à l’Est et sous un pseudonyme des textes satiriques. « C’est fou que le KGB ait mis six ans à arrêter un type qui n’était qu’un saltimbanque, un professeur de littérature, pas un agent secret ! Ils font ânerie sur ânerie… » C’est bien l’absurde de la machine soviétique que Gran met ici en lumière, non sans délectation.
Face au KGB, une adversaire de poids : Maria Rozanova, la mère de Iegor Gran. Une femme capable de déstabiliser les agents du KGB en plein interrogatoire en leur posant les questions les plus incongrues : quelle taille de pantalon font-ils ?
L’URSS de mon père. Iegor Gran en décembre 2019. Ci-contre, l’attestation de libération de son père, Andreï Siniavski, en 1971.
Ne commencent-ils pas à perdre leurs cheveux ? « Je n’ai jamais tout à fait compris si c’était de la folie et une naïveté colossale, ou une stratégie géniale. Mais elle a trouvé le bon rapport de force avec le KGB : pour ne pas être piégée, elle les emmenait dans le marécage d’une conversation imprévisible… » Flamboyant hommage d’un fils à sa mère…
Frondeur. Toute une époque resurgit. C’est le temps du dégel, et le régime se trouve pris dans d’impossibles contradictions. « On se trouve face à un foisonnement, une liberté toute relative et contrôlée. Le pouvoir se demande ce qu’il faut faire de cette liberté : créer l’illusion d’un communisme à visage humain ou serrer les vis. » Le KGB est dépassé, car les actes de dissidence prennent d’innombrables formes. Quelle sanction appliquer pour le port d’un jean, ou l’achat d’un tube de rouge à lèvres à une touriste française ? «Ils sont très embêtés avec Fellini, s’amuse encore Gran. Comme Khrouchtchev avait demandé à voir Huit et demi et s’était endormi, les autorités en avaient conclu que le film était trop soporifique pour être dangereux et l’avaient autorisé. Mais c’est un succès colossal, et du coup ils se demandent si ce film auquel ils ne comprennent rien ne véhicule pas des idées dangereuses… » Le cas Siniavski est emblématique de ce flottement. Son procès, en 1966, au côté de l’écrivain Iouli Daniel, ouvre l’ère de la dissidence. Il paiera plus cher que Pasternak son insubordination. « Mon père n’était pas un vrai dissident, au sens où il n’a jamais rien écrit de politique, seulement des nouvelles fantastiques et un traité esthétique, et il n’avait aucun plan pour son pays », précise Gran. Depuis la France, où il vivra jusqu’à sa mort, en 1997, il s’opposera d’ailleurs à Soljenitsyne, dont il ne partage pas le nationalisme. Un esprit frondeur, dont le goût de la divagation magnifique et l’amour fou de la littérature revivent dans les lignes de son fils ■
Les Services compétents, de Iegor Gran (POL, 304 p., 19 €).
Jauffret et son « papa »
Sept petites secondes. C’est le temps que dure la séquence, découverte voici deux ans, qui laissa Régis Jauffret stupéfait. Car dans ce documentaire sur Marseille, il a reconnu son père, sortant menotté de l’immeuble où il habitait alors. Or jamais son père – que rien ne semble désigner comme un héros plausible – n’avait dit avoir eu affaire aux occupants.Un mystère à résoudre, l’occasion était trop belle pour un écrivain. « La réalité me nargue », écrit Jauffret. Il se lance dans l’enquête. Sauf qu’il a beau traquer archives et témoignages, rien à faire : le passé ne livre pas ses secrets.
Et c’est peut-être tant mieux. Car la quête se fait plus intime, suit l’ombre que fut, dans l’enfance de Jauffret, ce père plus qu’effacé, lointain, sourd, et assommé de médicaments car bipolaire. Une silhouette en creux à laquelle ce roman offre les mots dont
il fut si avare. « Je suis né avec un père cassé, raconte Régis Jauffret. Je me suis aperçu que c’était quelqu’un qui, tout en étant toujours là, ne m’avait rien donné. » L’auteur de Microfictions recrée son géniteur, et le répare, le temps d’un livre. Il fait aussi resurgir l’enfant qu’il était, heureux et aimé malgré ce père flou, et tresse de passionnantes variations entre réel et imaginaire. « Grâce à la fiction, vous pouvez faire apparaître le réel. J’ai l’impression d’être un magicien, de révéler les choses. L’imagination permet de faire surgir le réel tout autant que la mémoire, qui est assez imaginaire parfois. » Malgré ce «Papa» qui donne son titre au livre, aucun pathos dans ce livre poignant, mais une voix claire, et non sans humour, pour dire le mystère des êtres. « Il faut qu’en définitive je puisse te recréer, faire d’un géniteur un papa avec les morceaux d’Alfred éventré, démonté, réduit en pièces détachés.» Car il s’agit bien ici, aussi, des pouvoirs infinis de l’écrivain, libre de sauver à sa guise les jours perdus. « Que serait le passé s’il n’était qu’un verdict sans appel, si on ne pouvait le réécrire comme un conte cruel raconté par un saligaud et en faire une féerie. » Le roman, lieu de toutes les secondes chances ? ■
Papa, de Régis Jauffret (Seuil, 200 p., 19 €).
« Faire d’un géniteur un papa avec les morceaux d’Alfred éventré, démonté, réduit en pièces détachés. »