Briser la glace
Briser la glace veut dire se rapprocher de quelqu’un. Mais aussi : cesser de se regarder dans son miroir et se chercher dans le regard de l’autre. C’est toute l’histoire que raconte le dernier roman d’Erik Orsenna. Cocasse et plein de digressions, d’errances et de voyages lointains, écrit sous la forme d’une lettre à sa juge, le récit évoque ce qui a conduit Gabriel et Suzanne devant la juge du divorce. Un roman picaresque en plein XXIe siècle, à la fois secret et impudique, concentré et encyclopédique. Au passage, vous saurez tout sur les moeurs des chiroptères et des loutres de mer, les livres et les bibliothèques, le pied de Jean d’Ormesson, l’ennui des dîners mondains, la physique des glaces et les affres d’un condamné à écrire. L’autoportrait n’est pas loin. Spécialiste des fleuves (Suzanne l’est des chauves-souris), Gabriel, taiseux au lit, est romancier sur les bords. Ignorant l’angoisse de la page blanche, Orsenna trouve manifestement un plaisir fou à écrire les mésaventures de ce couple si improbable. Comme le rire du même nom, ce plaisir est communicatif.
Souvent citée, ici comme titre, la phrase de Kafka : « Briser en nous la mer gelée », qui parlait du travail de l’écrivain, est à prendre à la lettre. Il s’agit de refaire à deux le voyage au cours duquel, ayant perdu sa Suzanne, Gabriel était parti loin en lui-même, vers le détroit de Béring.
Qu’est-ce que le mariage ? Un meurtre réciproque ? Qu’est-ce que l’amour ? Un bras de mer entre l’ennui d’être soi et la souffrance de ne pouvoir être qu’à deux ? Un archipel de rencontres, de pertes et de retrouvailles entre des blocs éphémères flottant sur ce que Marx appelait « les eaux glacées du calcul égoïste » ? « Une maladie mortelle », conclut Orsenna. « Rien ne nous attire plus que la certitude que ça ne marchera pas. »
Quand on n’a qu’une vie, on ne vit pas. Craignant sans doute que sa riche et brillante biographie ne masque sa bibliographie, il nous rappelle qu’il est avant et après tout un écrivain, et des meilleurs. Salut à toi, voyageur des mots, dont la devise pourrait être celle que La Fontaine prête à Poliphile (le nom veut dire « celui qui aime tout ») :
UN ROMAN PICARESQUE EN PLEIN XXIe SIÈCLE, À LA FOIS SECRET ET IMPUDIQUE, CONCENTRÉ ET ENCYCLOPÉDIQUE.
« J’aime le jeu, l’amour, les livres, la musique, La ville et la campagne, enfin tout ; il n’est rien Qui ne me soit souverain bien, Jusqu’au sombre plaisir d’un coeur mélancolique. »
Briser en nous la mer gelée, d’Erik Orsenna (Gallimard, 452 p., 22 €).
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