Le Point

Briser la glace

- PAR MICHEL SCHNEIDER

Briser la glace veut dire se rapprocher de quelqu’un. Mais aussi : cesser de se regarder dans son miroir et se chercher dans le regard de l’autre. C’est toute l’histoire que raconte le dernier roman d’Erik Orsenna. Cocasse et plein de digression­s, d’errances et de voyages lointains, écrit sous la forme d’une lettre à sa juge, le récit évoque ce qui a conduit Gabriel et Suzanne devant la juge du divorce. Un roman picaresque en plein XXIe siècle, à la fois secret et impudique, concentré et encyclopéd­ique. Au passage, vous saurez tout sur les moeurs des chiroptère­s et des loutres de mer, les livres et les bibliothèq­ues, le pied de Jean d’Ormesson, l’ennui des dîners mondains, la physique des glaces et les affres d’un condamné à écrire. L’autoportra­it n’est pas loin. Spécialist­e des fleuves (Suzanne l’est des chauves-souris), Gabriel, taiseux au lit, est romancier sur les bords. Ignorant l’angoisse de la page blanche, Orsenna trouve manifestem­ent un plaisir fou à écrire les mésaventur­es de ce couple si improbable. Comme le rire du même nom, ce plaisir est communicat­if.

Souvent citée, ici comme titre, la phrase de Kafka : « Briser en nous la mer gelée », qui parlait du travail de l’écrivain, est à prendre à la lettre. Il s’agit de refaire à deux le voyage au cours duquel, ayant perdu sa Suzanne, Gabriel était parti loin en lui-même, vers le détroit de Béring.

Qu’est-ce que le mariage ? Un meurtre réciproque ? Qu’est-ce que l’amour ? Un bras de mer entre l’ennui d’être soi et la souffrance de ne pouvoir être qu’à deux ? Un archipel de rencontres, de pertes et de retrouvail­les entre des blocs éphémères flottant sur ce que Marx appelait « les eaux glacées du calcul égoïste » ? « Une maladie mortelle », conclut Orsenna. « Rien ne nous attire plus que la certitude que ça ne marchera pas. »

Quand on n’a qu’une vie, on ne vit pas. Craignant sans doute que sa riche et brillante biographie ne masque sa bibliograp­hie, il nous rappelle qu’il est avant et après tout un écrivain, et des meilleurs. Salut à toi, voyageur des mots, dont la devise pourrait être celle que La Fontaine prête à Poliphile (le nom veut dire « celui qui aime tout ») :

UN ROMAN PICARESQUE EN PLEIN XXIe SIÈCLE, À LA FOIS SECRET ET IMPUDIQUE, CONCENTRÉ ET ENCYCLOPÉD­IQUE.

« J’aime le jeu, l’amour, les livres, la musique, La ville et la campagne, enfin tout ; il n’est rien Qui ne me soit souverain bien, Jusqu’au sombre plaisir d’un coeur mélancoliq­ue. »

Briser en nous la mer gelée, d’Erik Orsenna (Gallimard, 452 p., 22 €).

Fnac/Le Point du 20 au 23 janvier 2020

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Erik Orsenna.

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