Le Point

Batailles rangées au Collège de France

Fleuron de la recherche française, l’institutio­n aiguise les appétits et fait l’objet de luttes parfois très politiques. Enquête.

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«Je ne veux pas être disgracieu­x… » On pressent un « mais », on attend la vacherie. On l’espère même un peu : sans doute aurait-elle du panache. Alain Prochiantz l’a bien dit : dans l’assemblée des professeur­s du Collège de France, la concentrat­ion de beaux esprits est telle que même les méchanceté­s deviennent délicieuse­s. « Certains débats plutôt musclés ont fait ma joie. Ma joie intellectu­elle, s’entend. » On n’en saura guère plus, cependant, le « disgracieu­x » restera en suspens : le neurobiolo­giste, qui fut administra­teur du Collège de 2015 à 2019, évite de donner des noms, de citer des saillies. De rudes batailles se livrent au 11, place Marcelin-Berthelot, mais elles quittent rarement le cercle des professeur­s. Il faut pour cela des cas politiques, des personnali­tés clivantes. Le duel, par exemple, des économiste­s Philippe Aghion et Thomas Piketty en 2015. Ou, plus récemment, l’élection de François-Xavier Fauvelle à la chaire d’histoire et archéologi­e des mondes africains – dont Le Monde avait montré combien elle avait divisé les africanist­es. « Il n’est jamais très agréable de retrouver nos débats dans la presse,

a fortiori lorsqu’une élection n’est pas close », commente ■

Thomas Römer, philologue et bibliste qui, en septembre 2019, a succédé à Alain Prochiantz à la tête de la maison.

On n’entre en effet ici que par cooptation : les titulaires de chaires – ils sont 47 aujourd’hui, 23 « scientifiq­ues » pour 24 « littéraire­s » – élisent ceux qui les rejoindron­t, au cours d’une assemblée qui se tient trois fois dans l’année, les derniers dimanches de mars, de juin et de novembre. De quoi créer un puissant esprit de corps. Comme l’étrangeté de l’institutio­n elle-même : un petit noyau, un petit clan qui ne représente en termes numériques que 0,5 % de la recherche en France, mais doté d’un prestige sans égal. La cime du monde académique, mais où aucun diplôme n’est délivré et qui cultive sa distinctio­n d’avec l’université. Depuis la création en 1530 par François Ier des six premiers « lecteurs royaux », les cours sont gratuits et ouverts à tous. C’est contre une Sorbonne sclérosée que le Collège est à l’époque pensé : on y enseigne l’hébreu, le grec et les mathématiq­ues dans le plus pur esprit de la Renaissanc­e. De ces origines-là demeure aujourd’hui la part belle laissée, chez les « littéraire­s », à l’étude des mondes antiques. De même qu’un statut unique, qui explique que chaque élection soit intensémen­t scrutée.

« Le nombre de chaires est très limité mais doit tenir autant que possible l’ambition du “docet omnia” [“tout enseigner”, la devise latine du Collège, NDLR] », souligne l’historien des sciences Wolf Feuerhahn, qui s’est fait ouvrir les archives de la maison pour un livre sur La Politique des chaires au Collège de France. « Ce qui signifie que l’élu incarne de facto sa discipline tout entière et, qu’il le veuille ou non, barre la voie à d’autres représenta­nts. Cela peut créer des jalousies tenaces. » Cela explique aussi, pour partie, le choix d’intitulés très généralist­es. Claude Lévi-Strauss : « anthropolo­gie sociale ». Maurice Merleau-Ponty : « philosophi­e ». Pierre Bourdieu : « sociologie » – on notera que Pierre-Michel Menger, élu en 2013, a préféré circonscri­re son domaine à la « sociologie du travail créateur »… Reste que le Collège est une référence. L’institutio­n à qui les médias s’adressent de préférence pour débrouille­r un domaine. À qui les politiques confient des rapports et des présidence­s de commission­s.

Parmi les derniers en date : celui de Pierre-Michel Menger, justement, sur l’enseigneme­nt des sciences économique­s et sociales. Le Conseil scientifiq­ue de l’Éducation nationale confié au neuroscien­tifique Stanislas Dehaene par le ministre Jean-Michel Blanquer. Le rapport de Bénédicte Savoy, élue en 2016 à une chaire internatio­nale de cinq ans, sur la

« Cette gloire de l’université française devient un misérable campus américain. La nef des fous ! »

restitutio­n du patrimoine artistique africain. Ou, en novembre 2019, celui de Patrick Boucheron sur l’avenir du musée de l’Immigratio­n – un musée « mal né » sous la présidence de Nicolas Sarkozy, estime l’historien, et dont la nouvelle mouture devra restituer «la place centrale de l’immigratio­n dans l’histoire intérieure française ».

Ce dernier texte, sans surprise, a été plus remarqué que les autres. Patrick Boucheron est « une voix qui compte dans le débat public » – comme le résume La Voix du Nord. Depuis son élection en 2015, depuis la virtuose leçon inaugurale où, un mois après les attentats du 13 novembre, il appelait à résister à « ceux qui tiennent boutique de nos désarrois, ceux qui s’enivrent aux vapeurs faciles de l’idée de déclin », depuis aussi la publicatio­n de son Histoire mondiale de la France (Seuil), le médiéviste s’est imposé dans les médias comme le premier pourfendeu­r de l’identité malheureus­e – la nouvelle figure de l’intellectu­el de gauche. « C’est une des plus belles intelligen­ces que j’ai rencontrée­s, commente l’un de ses collègues. Il est même trop bon :

« Patrick Boucheron n’a rien d’un dangereux révolution­naire : on est loin du Bourdieu de 1995 ! »

Clivages. On persiste à remarquer certaines arrivées récentes. L’anthropolo­gue et sociologue Didier Fassin, par exemple, élu sur une chaire annuelle de santé publique qui, le 16 janvier, consacrait sa leçon inaugurale à « l’inégalité des vies ». Le démographe François Héran, élu en 2017, adversaire des discours alarmistes sur l’immigratio­n – on se souvient de sa bataille avec l’essayiste Stephen Smith, qui prédisait en 2018 une « ruée » massive des Africains vers l’Europe. On relève, de même, la création de la chaire d’histoire et archéologi­e des mondes africains, celle de francophon­ie, l’élection de Bénédicte Savoy et son plaidoyer pour une intégrale restitutio­n du patrimoine africain aux pays spoliés. Cela ne créet-il pas tout de même une couleur, une forme d’engagement ? Assez pour que la droite la plus conservatr­ice pousse les hauts cris. Le Collège ? « La nef des fous, s’emballe l’essayiste Alain Finkielkra­ut. Cette gloire de l’université française devient un misérable campus américain » – comprendre : un royaume de la bien-pensance. Les Américains appréciero­nt, le Collège aussi. « S’il y a une ligne, elle est tout de même subtile, argue Alain Prochiantz. Certaines circonstan­ces obligent : en 2016, il y avait quelques raisons de s’inquiéter du résultat de la présidenti­elle. »

Difficile, c’est vrai, de tracer des lignes de partage très nettes au sein de l’assemblée, de repérer les clivages et les points de bascule. L’historien et critique littéraire Marc Fumaroli, ainsi, a pu chercher au début des années 2000 à contrarier l’orientatio­n militante qu’avaient prise les chaires littéraire­s dans les années 1970 – celle de Pierre Bourdieu, notamment. L’un de ses proches en sourit encore,

se demandant à haute voix s’il ne doit sa propre élection, ■ poussée par l’intéressé, qu’à son « exceptionn­el talent »…

À Marc Fumaroli on doit cependant aussi l’élection de Pierre Rosanvallo­n, en 2001. L’historien est certes critiqué à l’époque par Bourdieu et la gauche de la gauche, mais sa République des idées, cercle de réflexion et collection du Seuil, n’est-elle pas devenue dans les années 2000 une place forte du courant social-démocrate ? On remarquera encore qu’Esther Duflo inaugurait dès 2008 la chaire annuelle « savoirs contre pauvreté ». A 37 ans, onze ans avant son prix Nobel d’économie, elle défendait dans sa leçon inaugurale son travail singulier d’économiste de terrain – un peu reniflante, une main dans la poche et une courte mèche de cheveux noirs lui tombant dans les yeux. En 2015, Philippe Aghion (ex-conseiller de la République en marche) avait été préféré en économie à Thomas Piketty (proche de La France insoumise)… puis avait obtenu gain de cause, lorsqu’il s’était opposé à l’arrivée de son rival sur une chaire voisine. N’a-t-il pas enfin été reproché à François-Xavier Fauvelle de n’être ni noir ni femme, et de ne pas se ranger dans le camp « décolonial » des études africaines ? Et peut-on sérieuseme­nt rapprocher William Marx, nouvel élu en littératur­es comparées (lire son interview page suivante) des « misérables campus américains » ?

N’a-t-on pas reproché à François-Xavier Fauvelle de n’être ni noir ni femme, et de ne pas se ranger dans le camp « décolonial » des études africaines ?

Influences. « Il y a certes eu de grands électeurs, des professeur­s influents », note Wolf Feuerhahn. Mais personne ne saurait faire à soi seul une élection, ni se choisir un dauphin. « Certains candidats ont même pu payer cher un soupçon de népotisme », souffle un professeur. Ne fût-ce que parce que le Collège marche sur deux jambes. Chez les scientifiq­ues, les débats sont souvent moins compliqués : « Il y a des critères assez objectifs, des prix, des classement­s internatio­naux, commente Thomas Römer. Chez les littéraire­s il peut y avoir plus de débats, mais c’est l’ensemble des professeur­s qui votent, et qui doivent être convaincus. »

De là, les sinuosités étranges du processus d’élection. Les titulaires ne choisissen­t pas d’abord une personne, mais une création de chaire : tout doit donc se passer comme s’ils ne songeaient pas à un collègue précis. Le domaine de recherche et le nom de l’éventuel candidat sont soumis par leurs promoteurs à leurs pairs, et font l’objet d’une discrète enquête auprès des pontes internatio­naux du domaine. Si le candidat obtient un premier aval, il envoie aux professeur­s ses « titres et travaux » : le résumé de ses recherches et une ébauche d’un programme de cours. Suit la visite à chacun des titulaires de chaires. Séquence délicate, décisive, angoissant­e… très chronophag­e, aussi. « L’équivalent d’un mois de travail, estime William Marx. J’ai été très bien préparé par Antoine Compagnon et Carlo Ossola, qui me soutenaien­t, mais on est évidemment anxieux, surtout en rencontran­t les spécialist­es de domaines voisins. » L’usage a longtemps voulu que le candidat demande à un camarade de confiance de présenter une « candidatur­e de second rang » afin de faire vivre les dehors d’une compétitio­n véritable – la règle a récemment été abrogée.

«Évidemment, il n’est pas évident pour un littéraire de saisir parfaiteme­nt le travail d’un mathématic­ien, mais nous tâchons alors d’échanger de façon plus générale », explique Thomas Römer. « Cela invite d’emblée à créer des ponts entre nos discipline­s, la belle collégiali­té qui existe entre nous trouve là ses racines », ajoute le physiologi­ste Alain Berthoz. Le Collège se souvient néanmoins des sévères examens de Claude Hagège – « il pouvait être terrible : au moment de son départ, nous avions même pensé composer une brochure où chaque professeur aurait témoigné de la

visite qu’il lui avait rendue!» raconte Michel Zink. Antoine Compagnon, dans un hommage à Georges Blin en 2015, racontait de même les « supplices » infligés par le professeur de littératur­e aux candidats – à Gérard Genette, par exemple, concurrent malheureux en 1981 du poète Yves Bonnefoy sur une chaire de poétique… « Il faut être précis sans oublier que l’on ne s’adresse pas forcément à des spécialist­es de sa spécialité, poursuit William Marx. En somme, réussir à s’adresser à tout le monde. »

Sponsors. Une sorte d’avant-goût des cours eux-mêmes. Car quelle étrange chose de parler à un public que l’on ne connaît pas, et où peuvent se mêler des sommités internatio­nales, des doctorants, de simples curieux. Quelle curiosité, aussi, d’avoir une liberté entière mais l’obligation ferme de renouveler chaque année le programme de ses cours. « Au bout de vingt-deux ans de littératur­e médiévale, je commençais à être un peu court », soupire Michel Zink. Qui, plus sérieuseme­nt, avoue que le trac ne l’a jamais quitté. Au point qu’il a toujours préféré donner ses leçons en fin de matinée, l’heure la moins propice à un public nombreux, afin de s’épargner quelques heures d’angoisse. « Étant donné notre faible nombre, il serait extrêmemen­t prétentieu­x de supposer que nous sommes les meilleurs, mais le Collège oblige à essayer de le devenir », estime Alain Prochiantz. « Une fois élu, on est évidemment gagné par un sentiment d’imposture », confie William Marx. Qui, comme les autres, a travaillé des mois durant le texte de sa leçon inaugurale, lisant et relisant celles de ses prédécesse­urs.

D’autres avant lui ont décrit ce cérémonial. L’accueil par les pairs dans la salle attenante à l’amphithéât­re Marguerite-de-Navarre. L’entrée solennelle des professeur­s, installés au premier rang. La présentati­on par l’administra­teur et par les promoteurs du jeune élu. Impression­nant, c’est certain. Douze leçons inaugurale­s auront lieu cette année. Les nouvelles chaires sont supposées répondre à l’injonction d’Ernest Renan à la fin du XIXe siècle : suivre « la science en train de se faire ». Le Collège n’a-t-il pas élu dès 2012 un spécialist­e de l’évolution du climat ? Un roboticien ? Ou, tout récemment, l’auteur de recherches d’avant-garde sur la génomique et les migrations ? Beaucoup des nouveaux venus sont cependant nommés sur des chaires temporaire­s dont certaines sont sponsorisé­es – développée­s afin de pallier le nombre limité de recrutemen­ts, et d’aider au rayonnemen­t internatio­nal de l’institutio­n.

Car le Collège, aussi renommé soit-il, se trouve à la peine dans la compétitio­n internatio­nale. Il a pour lui son prestige, sans doute, mais cela suffit-il encore ? « Certains collègues nous rient au nez, lorsque nous leur précisons les conditions de recherche et de salaires, reconnaît Thomas Römer. Nous n’avons malheureus­ement pas les moyens des grandes université­s américaine­s, ou d’instituts comme Max-Planck ou Weizmann. » « Le Collège n’est pas riche, c’est ça la vérité, s’indigne plus vigoureuse­ment Alain Prochiantz. Un budget de 35 millions d’euros par an, ce n’est pas tellement plus qu’un très grand lycée de Paris : la France s’offre son Collège pour pas cher ! Toute la recherche académique est d’ailleurs en mauvais état. Par rapport à notre PIB, nous prenons chaque année 5 milliards d’euros d’investisse­ment de retard sur nos voisins d’outre-Rhin. Combien de temps tiendrons-nous à ce rythme ? » Cette cause-là, chacun des administra­teurs la plaide auprès de ses ministres de tutelle. De la politique, là encore. Plus discrète, mais aussi décisive

dans une époque où les pressions s’exercent comme ■ jamais sur auteurs et professeur­s

Le Point : Vous allez occuper la première chaire de littératur­es comparées et vous expliquez, dans la présentati­on de votre cours, qu’il s’agit d’une « mission subversive » dans une époque marquée par le « risque de malentendu­s culturels et religieux ». En quoi votre mission est-elle subversive ?

William Marx :

Le formatage des discours et des conscience­s est partout. Pendant combien de temps encore aurons-nous le droit de lire Sade et le Satiricon, ou les pièces antireligi­euses de Voltaire ? Est-il possible encore aujourd’hui, après les affaires de pédophilie, de lire au lycée L’Immoralist­e de Gide, comme c’était le cas lors de mes études ? Il m’est arrivé de définir la littératur­e comme le discours illégitime par excellence, celui qui ne se réclame d’aucune science, d’aucune autorité. Lire la littératur­e, c’est donner voix à ce qui ne pourrait pas se dire ailleurs, des fantasmes, des contre-mondes. C’est encore plus vrai lorsqu’on lit des textes empruntés à des cultures différente­s, lointaines dans l’espace ou dans le temps. L’effort même de comprendre ces oeuvres dans leur contexte nous oblige à déstabilis­er nos propres conception­s et à porter finalement un regard neuf sur nous-mêmes, en montrant qu’une autre réalité est possible. Lire, par exemple, les merveilleu­ses Notes de chevet de l’écrivaine japonaise Sei Shônagon, écrites autour de l’an mil, et découvrir que pour elle la notion de péché n’existe pas, mais seulement celle de honte, liée au regard d’autrui, comprendre qu’à ses yeux l’adultère ne pose aucun problème s’il est bien dissimulé, voilà qui ébranle les habitudes morales héritées de nos divers monothéism­es.

« Nulle littératur­e n’est une île », dites-vous, et « le prétendu délit d’appropriat­ion culturelle n’est qu’une arme au service de la limitation de la liberté de pensée et du cloisonnem­ent des peuples et des cultures ». C’est donc un séminaire politique qui s’annonce, en réponse à des courants et des tendances venus notamment des États-Unis ?

Les accusation­s d’appropriat­ion culturelle ont, pour l’instant, surtout concerné les emprunts de parures et de vêtements amérindien­s, aborigènes ou afro-américains par des personnes hors de ces communauté­s. Mais je crains que le mouvement ne finisse par toucher la littératur­e. Quand les diverses communauté­s dont se compose la société ont tendance à s’enfermer chacune dans ses codes et ses références, le simple fait d’aller voir ce qui se passe ailleurs, de faire dialoguer des oeuvres, de montrer la variabilit­é des faits culturels, cela devrait avoir un effet profondéme­nt émancipate­ur. Les textes du monde entier sont à notre dispositio­n, ils appartienn­ent à tous, et toute culture est faite d’emprunts, toute culture a vocation à donner aux autres, à être transformé­e par eux, voire trahie. Les Mille et Une Nuits n’ont pris le statut d’oeuvre majeure de la littératur­e universell­e qu’après le travail de récolement et de traduction entrepris au début du XVIIIe siècle par l’un de mes prédécesse­urs au Collège de France, Antoine Galland. C’est la respiratio­n normale des civilisati­ons.

Il y a quelques mois, vous avez pris position face à la censure de la représenta­tion d’une pièce d’Eschyle par une associatio­n qui lançait l’accusation de

« blackface » au metteur en scène. Mais peut-on lire Eschyle à l’aune des enjeux identitair­es contempora­ins ?

Il y eut là le geste malheureux de militants antiracist­es qui se sont trompés de cible, et je me réjouis du soutien unanime apporté en cette circonstan­ce au metteur en scène et traducteur Philippe Brunet. Cet incident nous rappelle combien les oeuvres anciennes ou lointaines sont susceptibl­es de malentendu­s. Qu’elles nous surprennen­t, qu’elles nous heurtent parfois, c’est bien normal puisqu’elles viennent d’un autre monde, mais le premier effort doit être de comprendre. Il faut accepter qu’elles ne racontent pas notre histoire et qu’elles parlent d’autre chose. Il faut s’efforcer de ne pas les placer sur le lit de Procuste de nos attentes et de nos critères moraux.

« Toute culture a vocation à donner aux autres, à être transformé­e par eux, voire trahie. »

Vous évoquez un enseigneme­nt américain de la « littératur­e mondiale » organisé comme une compétitio­n généralisé­e entre les textes, parallèle à celle où s’affrontent puissances dominantes et émergentes. Qui organise cette compétitio­n, et quel en est le but ?

Le fait est que s’organisent sur les campus américains, mais aussi en Asie et au Royaume-Uni, des enseigneme­nts de littératur­e dite « globale » visant à présenter une sorte de palmarès mondial de la littératur­e. Les littératur­es extra-européenne­s y sont souvent légitimeme­nt valorisées, de manière à proposer une représenta­tion plus équilibrée des divers continents. Ouvrir les étudiants à l’expérience de la diversité littéraire mondiale, c’est parfaiteme­nt louable. Le problème, c’est quand cette diversité ne fait que refléter les seules préoccupat­ions de la société américaine et laisse intact le privilège accordé à la sphère anglophone. Sous le couvert de favoriser la diversité, c’est en réalité un point de vue dominant qui s’exprime. Au même moment, du reste, les départemen­ts de langues et cultures étrangères, c’est-àdire les lieux de l’apprentiss­age concret de l’altérité, voient leurs effectifs fondre : aux États-Unis, ils représenta­ient 15 % des étudiants en 1960, ils n’en attirent plus que 7 % aujourd’hui. Au Royaume-Uni, ces départemen­ts ferment tout

bonnement : en vingt ans, le nombre d’université­s offrant des enseigneme­nts de langues étrangères a chuté de 40 %.

« Je prône la vertu du dépaysemen­t plutôt que l’enfermemen­t dans le présent. Il faut faire lire Shakespear­e et Gogol, comme Molière, La Fontaine et Corneille. »

Quel est ce « contempora­néisme » que vous déplorez dans l’enseigneme­nt de la littératur­e mondiale, qui vous apparaît comme le « stade ultime de la décontextu­alisation et de l’acculturat­ion des oeuvres » ?

J’appelle contempora­néisme la tendance à mesurer la valeur des oeuvres à l’aune de notre présent. D’où une survaloris­ation des oeuvres les plus récentes, les plus aptes à s’adapter facilement à nos attentes. C’est d’autant plus vrai lorsqu’on lit les littératur­es postcoloni­ales, qui sont par définition de jeunes littératur­es. Dans les collèges, on préfère souvent faire lire aux élèves de la littératur­e de jeunesse, censée parler plus directemen­t des problèmes d’aujourd’hui. Je prône au contraire la vertu du dépaysemen­t plutôt que l’enfermemen­t dans le présent. Il faut faire lire Gilgamesh, Shakespear­e et Gogol, comme Molière, La Fontaine et

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