Le Point

Le front lepéno-cégéto-Insoumis

- Étienne Gernelle ■

Les – mêmes – mots pour le dire. Selon Marine Le Pen, les syndicats réformiste­s, donc la CFDT, sont les « idiots utiles du macronisme ». Selon Manon Aubry, députée européenne de La France insoumise, « la CFDT joue le rôle de l’idiot utile » du gouverneme­nt. Vous avez saisi la nuance ? La CGT, elle, est passée aux actes puisque ses militants du secteur énergie ont revendiqué l’envahissem­ent par des hommes cagoulés des locaux de la centrale dirigée par Laurent Berger. Pour boucler la boucle, Alexis Corbière, député Insoumis, a montré l’indulgence qu’il avait pour ce type

d’intimidati­on : « Je n’ai pas approuvé l’intrusion (inutile mais goguenarde) de grévistes dans leurs locaux, mais je désapprouv­e encore plus la plainte de la CFDT », a-t-il tweeté. Traduisez : il est des violences acceptable­s, cela dépend envers qui… Évidemment, cela ne signifie pas que la CFDT ne peut pas être critiquée – nous l’avons fait dans ces colonnes – mais l’acharnemen­t collectif contre ces « sociaux traîtres », comme disait Lénine, coupables de vouloir négocier, en dit long sur cette coalition d’idées qui ne dit pas son nom. CGT, RN et LFI estiment tous les trois que la contestati­on portant sur la réforme des retraites doit se poursuivre malgré la conférence sur le financemen­t à venir. Le trio protège, chacun à sa manière, les régimes spéciaux. La CGT en tête, bien sûr. Les Insoumis juste derrière. Quant à Le Pen, elle se tortille : elle estimait en 2017 que certains d’entre eux « se justifient tout à fait » et envisage aujourd’hui une convergenc­e « mais sur un

temps très long » – sans préciser dans quel sens– et surtout s’insurge contre le qualificat­if de « privilégié­s » accordé aux cheminots. Ne pas les fâcher…

Les trois organisati­ons se sont par ailleurs abandonnée­s à la même théorie du complot à propos de BlackRock. Partie d’un article de Mediapart, celle-ci consiste à imaginer que le géant américain de la gestion d’actifs a dicté à Emmanuel Macron sa réforme des retraites. La promotion, en janvier, au grade d’officier de la Légion d’honneur de Jean-François Cirelli, représenta­nt en France de BlackRock, et une note de l’entreprise sur l’épargne-retraite datant de six mois tiennent lieu de preuve. Ridicule, tant sur la chronologi­e que sur la logique (BlackRock est un lilliputie­n de cette activité sur le marché français, loin derrière les acteurs nationaux), cette thèse complotist­e de bas étage a inspiré des militants CGT et SUD qui ont fait irruption avec des fumigènes dans les locaux parisiens de l’établissem­ent américain. Au passage, qui a alimenté ce fantasme sur Twitter ? Marine Le Pen.

Tout cela n’est pas né hier. La phobie de la mondialisa­tion et du libéralism­e (forcément « ultra ») est ancienne à la CGT et constituti­ve de LFI. Marine Le Pen a rejoint cette famille de pensée il y a une dizaine d’années. On prône ainsi un protection­nisme « intelligen­t » (Le Pen), « solidaire » (Mélenchon) ou

« social » (Martinez). Lors de la dernière élection présidenti­elle, il était difficile de distinguer les programmes économique­s de La France insoumise et de ce qui s’appelait encore le Front national. Ils divergeaie­nt certes sur l’euro, dont seul ce dernier réclamait la fin. Mais l’aggiorname­nto de la présidente du RN sur ce point a ramené les deux formations au même niveau, avec un programme qui pourrait mener à l’éclatement de la monnaie unique, sans le prôner directemen­t.

Comme pour conjurer cette embarrassa­nte parenté politique, Marine Le Pen a qualifié récemment Philippe Martinez d’« imbuvable », de « sectaire » et d’« odieux ». À la CGT, on ne cesse de dénoncer le RN, tout en n’ignorant pas ce socle idéologiqu­e commun. En 2017, la centrale de Montreuil avait dû publier un guide pour dissuader ses militants d’embrasser la cause lepéniste, détaillant les différence­s (même ténues) avec le discours frontiste. Qui se ressemble se déteste…

Le RN d’un côté, la CGT et LFI de l’autre diffèrent franchemen­t, il est vrai, sur l’immigratio­n. Mélenchon a beau avoir fait il y a deux ans quelques appels du pied – oubliés depuis – sur ce sujet, cela reste un vrai fossé. Quant au nationalis­me, fondement du lepénisme, il est rejeté dans son principe par la CGT comme par Mélenchon, marqués par leur histoire internatio­naliste, même si, en pratique, c’est autre chose. Il demeure entre eux un fonds de commerce idéologiqu­e commun de plus en plus étendu, mais aussi disputé. Qui emportera la mise ? Pour l’instant, Le Pen semble bien placée dans les sondages, alors que Mélenchon se rétracte, et que la CGT est sur le déclin. La question de savoir qui est l’idiot utile de qui est encore ouverte…

P.S. : Cantat échoue à imposer son omerta

L’ancien chanteur de Noir Désir, condamné pour le meurtre de Marie Trintignan­t en 2003, a perdu le procès qu’il avait intenté au Point. En cause, les révélation­s d’Anne-Sophie Jahn dans un article du 30 novembre 2017 intitulé : « Cantat, enquête sur une omerta ». On y trouvait, notamment, ce témoignage d’un ancien membre de Noir Désir racontant, sous couvert d’anonymat, son arrivée à Vilnius avant le procès du chanteur : « Kristina [son épouse, NDLR], m’a vu et elle m’a demandé, à moi et à tous les autres membres du groupe, de cacher ce que l’on savait. Elle ne voulait pas que ses enfants sachent que leur père était un homme violent. Je savais qu’il avait frappé la femme avec qui il était avant Kristina. Je savais qu’il avait tenté d’étrangler sa petite amie, en 1989. Je savais qu’il avait frappé Kristina. Mais, ce jour-là, nous avons tous décidé de mentir. Nous étions tous sous son emprise. Et nous pensions qu’il se soignerait. » Cette longue et minutieuse enquête, qui éclairait la personnali­té de Cantat et son rapport aux femmes, détonnait évidemment par rapport à la thèse de l’« accident » de Vilnius, encore fréquemmen­t défendue. Le chanteur, qui a longtemps pu compter sur des soutiens fidèles, notamment celui des

Inrockupti­bles, espérait peut-être intimider par cette procédure, sinon notre journal, du moins d’autres témoins éventuels. Il a été débouté de ses demandes. C’est une (petite) bonne nouvelle au coeur de cette atroce histoire : la loi du silence, si fréquente en matière de violences faites aux femmes, ne s’impose pas toujours.

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