En attendant la fin du monde
Si l’apocalypse n’avait pas existé dans les textes sacrés, les Français l’auraient inventée. Observez comme ils broient du noir, ces temps-ci. Toujours (ou presque) de mauvaise humeur, ils ont besoin de se faire peur en prédisant le pire, le grand soir, la guerre civile ou l’élection de Mme Le Pen à la prochaine présidentielle.
La France est atteinte de cette maladie que les psychiatres appellent la «mélancolie délirante », qui peut conduire au suicide. Pensez ! Pas mal de Français en sont même venus à croire – restez assis – que leur pays vivait sous la férule d’un État policier dont le chef sanguinaire serait M. Macron, dictateur notoire. Défense de rire.
Notre époque a inversé les valeurs: coupables de vouloir contenir les sympathiques émeutes du samedi soir, les policiers sont devenus les nouveaux moutons noirs de notre société, tandis que l’insécurité ne cesse de faire des progrès. L’an dernier, les homicides (970) ont progressé de 9 % ; les coups et blessures volontaires (260 500) de 18 % ; les viols (22 900) de 19 %. Bonjour le « vivre-ensemble ». Autant dire qu’en matière de criminalité, nous nous américanisons à grande vitesse.
Comment croire à l’avenir radieux d’un pays rongé à ce point par les violences et les incivilités, sur fond de fatalisme? Ce n’est pas l’actuelle flambée de coronavirus qui remontera le moral des Français, il s’en faut : jadis, la grippe espagnole, venue de Chine elle aussi, comme son nom ne l’indique pas, a fait plus de 50 millions de morts dans le monde, dont Egon Schiele et Guillaume Apollinaire. La nouvelle épidémie vient nous rappeler l’extrême fragilité de notre condition de poussières d’infini.
Avec le coronavirus, notre nombrilisme et notre sentiment de toute-puissance en ont pris un rude coup. Alors qu’une espèce d’oiseau disparaît chaque année – un rythme effrayant –, voilà qu’apparaît le spectre de la sixième extinction de masse, après celle qui a anéanti les dinosaures. Les espèces sont mortelles, comme les civilisations, et se perpétuent généralement entre 1 et 10 millions d’années. Les plus vieux fossiles du genre Homo remontent à 2,8 millions d’années. Notre tour est-il arrivé ?
La fin du monde est une habitude à prendre. Elle agite les esprits de temps en temps, le plus souvent au passage des siècles ou des millénaires, affolant les foules. C’est comme un culte avec ses prêtres et ses fidèles. Au demeurant, toutes les religions nous annoncent des cataclysmes ultimes : c’est Armageddon, dernière bataille entre le Bien et le Mal, dans la Bible ; le jour du Jugement (Al-Qiyamah) dans le Coran ; les bouddhistes et les hindouistes parlent, eux, de fin de cycle.
Loin de nous l’idée de mettre sur le même plan l’écologie conquérante et le pessimisme apocalyptique, même s’ils font souvent la course à l’échalote. L’écologie est une chose beaucoup trop importante pour être confiée aux écologistes, mais ceux-ci ont le vent en poupe à l’approche des municipales. Le XXIe siècle sera écologique ou il ne sera pas, cela crève les yeux.
Dans « Le Siècle vert » (1), son nouvel opus, Régis Debray ironise sur cet Occident qui « a mangé son pain blanc, rougit de honte et, sur ces entrefaites, se met au vert ». « L’Orient, rappelle-t-il, n’avait-il pas été plus sage en cherchant l’harmonie et la communion avec la nature, en s’en faisant l’émule et non le maître ? » On se croyait au-dessus du monde vivant, voilà qu’on se découvre modestement dedans. Ça nous change.
Régis Debray, qui a beaucoup donné dans la révolution, avec les « succès » que l’on sait, se définit joliment comme un « cocu de l’espoir » et encense tout ce qui, aujourd’hui, est en train de changer la société, souvent pour le meilleur. Notamment le déclin de la domination des mâles et la montée de la féminisation qu’il présente comme « un imminent renversement d’hégémonie ». Le vieux « schnoque circonspect », comme il se définit, en vient même, à peine moqueur, à se féliciter du culte de la végétalisation, jusqu’à l’humusation des dépouilles mortelles au fond du jardin : « La mort interdite rend l’air plus léger. »
On ne remerciera jamais assez Régis Debray pour les bonheurs de lecture qu’il nous donne à chaque livre. Tour à tour primesautier, grinçant ou pince-sans-rire, il déconstruit et célèbre à la fois le monde dans lequel nous entrons et celui d’un « futur passéiste ». Son intelligence et ses sourires nous font toujours du bien. Surtout quand les glas de quelques cloches lointaines égrènent les notes de la fin du monde…
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1. Gallimard, collection « Tracts », 56 p., 4,90 €.