Trump, l’homme qu’il fallait prendre au sérieux
Libre-échange, immigration, politique étrangère, justice… Se focaliser sur le « style Trump », c’est passer à côté d’une réalité : l’Amérique change en profondeur.
L’establishment américain dans son ensemble,démocratesetrépublicainsconfondus, espère qu’après quatre ans ou, horreur, huit ans, le cauchemar que représente Trump se dissipera du jour au lendemain et que la vie politique reprendra son cours « normal ». J’ai passé plus de deux ans à Washington à les écouter exprimer inlassablement leur indignation devant le comportement d’un président dont, fondamentalement, ils contestent la légitimité. Pour eux, son élection ne fut qu’un hasard désastreux ou le résultat de l’ingérence russe. Ils refusent d’admettre que, derrière sa personne, se profile une crise profonde de la société américaine qui ne cessera pas d’exercer ses effets lorsqu’il quittera le pouvoir ; ils refusent tout autant de voir qu’en politique étrangère, d’Obama à Trump, les continuités l’emportent sur les ruptures, l’un et l’autre ayant compris la lassitude du pays pour les engagements extérieurs.
À l’intérieur, Trump a réalisé l’union des victimes de la globalisation et des Blancs angoissés de la perte de l’identité américaine; des Gilets jaunes et de La Manif pour tous, pour parler en termes français. Or les premiers vont continuer à souffrir de la robotisation et de la progression de l’intelligence artificielle, qui suppriment les emplois de la classe ouvrière et de la classe moyenne inférieure : plus de 4,5 millions d’Américains conduisent des camions. Que deviendront-ils à l’ère des véhicules sans chauffeur ? Quant aux seconds, ils vivent déjà dans un pays où la majorité des enfants qui naissent n’est plus blanche, et ils savent qu’ils perdront la majorité en 2050. Après la légalisation de l’avortement, que beaucoup n’acceptent pas, après celle du mariage gay, ils assistent, incrédules et hostiles, aux revendications des transgenres et se sentent de plus en plus étrangers aux convictions et au mode de vie des élites.
Nulle raison que d’autres leaders politiques ne tentent pas de reprendre le flambeau de Trump pour galvaniser les uns et les autres. Après tout, il a tracé la voie et a indiqué le mode d’emploi. Nulle raison non plus que les démocrates restent sourds aux revendications de leurs anciens électeurs dans les déserts désindustrialisés du Midwest – qui ont voté Trump en 2016 par désir de changement après avoir voté Obama en 2008 et 2012 pour Obama pour la même raison. Ils ne peuvent oublier que Trump a été élu parce qu’il a remporté le Wisconsin, le Michigan et la Pennsylvanie, trois États industriels qui votaient pour le candidat démocrate depuis trente ans et plus. En d’autres termes, républicains et démocrates vont devoir continuer à faire face à la rébellion des électeurs dont Trump a su comprendre et capter la colère, une rébellion qui n’a aucune raison de s’éteindre avec son départ de la Maison-Blanche.
Les républicains, les premiers, ont changé leur fusil d’épaule et se sont «trumpifiés»: de conservateurs ils sont devenus populistes, indifférents au libre-échange et à la rigueur budgétaire qu’ils prônaient hier et oublieux d’un interventionnisme dont ils se faisaient les avocats. Une nouvelle droite américaine, protectionniste, nationaliste, identitaire et néo-isolationniste se fait jour ; elle répond trop aux instincts de l’électorat républicain pour disparaître avec Trump. À gauche, on attend encore la réponse que proposera le Parti démocrate. Une chose est sûre : la synthèse centriste de Clinton et d’Obama est dépassée; elle survivra peut-être un temps si Biden est élu, mais même lui doit donner des gages à la gauche ; une gauche dont le succès de Sanders et de Warren prouve le dynamisme. À la droite, qui est allée vers la droite, répondra inévitablement une gauche plus affirmée, pour laquelle l’impôt et le rôle de l’État ne sont plus tabous.
La première victime en sera le libre-échange, identifié, dans l’opinion publique, comme le principal responsable des malheurs de l’Amérique profonde, quoi qu’en disent les experts. Il sera difficile pour un président démocrate de lever les droits de douane qu’a imposés Trump contre la Chine ou l’Europe sans une bonne raison à présenter à une opinion publique qui les soutient et aux syndicats qui s’en félicitent; il lui sera impossible de revenir aux accords de libre-échange que prônait Obama. Le protectionnisme est de retour et le restera. Plus généralement, Trump a redonné sa priorité à une Amérique oubliée, coincée entre les scintillements de New York et les promesses de la Silicon Valley, une Amérique blanche ravagée par l’épidémie des opiacés dont l’espérance de vie diminue, une Amérique des friches industrielles qui refuse de mourir, une Amérique où la pratique religieuse reste élevée et qui est attachée à ses valeurs. La classe politique américaine ne pourra plus en détourner les yeux. Les États-Unis d’après Trump vont devoir s’occuper d’eux-mêmes et moins du monde qui les entoure.
Zigzags. Mais Trump, c’est aussi un style. Il ne recule devant aucune exagération, il accumule les contre-vérités, il insulte ses adversaires ; le respect humain, la dignité personnelle et les usages lui sont parfaitement indifférents. Déjà, des candidats républicains l’imitent ; le niveau du débat politique s’est affaissé en deux ans entre l’indignation parfois hystérique des uns et l’indifférence à la vérité des autres. On n’argumente plus ; on crie et on ment ; le racisme pointe son nez. Le pire est que l’électorat paraît s’en satisfaire. La démocratie américaine a des institutions solides, mais le pacte, fait de civilité, de conventions et de collaboration – nécessaire au fonctionnement d’un système présidentiel où législatif et exécutif doivent coopérer – est brisé. N’en reste que le rapport de force le plus brutal entre deux Amérique hostiles qui n’ont plus rien à se dire et s’affrontent dans une guerre civile virtuelle. Sera-t-il possible de les réconcilier ? Sera-t-il possible d’éviter des violences ? Cette question si étrange ne l’est malheureusement pas.
En politique étrangère, l’incohérence de la méthode de Trump dissimule la cohérence de la vision. Trump s’inscrit dans un courant de pensée bien américain, l’isolationnisme, qui s’était effacé, en 1945, devant la nécessité de faire face à la menace soviétique puis, à droite, devant le néoconservatisme et, à gauche, l’interventionnisme libéral. Il ne s’agit pas de revenir aux années 1930 – la technologie et l’économie ne le permettent pas – mais de libérer les États-Unis des contraintes extérieures – droit international et alliances – qui limitent leur liberté d’action, de n’intervenir que pour la défense de leurs intérêts essentiels et de jouer des rapports de force qui, la plupart du temps, sont en leur faveur.
Oublions la vulgarité du discours, oublions aussi les zigzags du personnage, et on en déduit une politique étrangère adaptée à un monde où le retour du jeu des grandes puissances impose un reformatage des ambitions extérieures des États-Unis. Le temps du gendarme du monde est passé. Force est de reconnaître qu’avant Trump Obama avait déjà esquissé le mouvement d’un retrait relatif des États-Unis des affaires du monde : dans les crises en Ukraine comme en Syrie, il avait refusé d’engager la puissance américaine, en sous-traitant le règlement de la première à la France et à l’Allemagne et en limitant dans la seconde l’intervention américaine au minimum malgré les pressions des alliés. En Libye, il avait soutenu, de mau
Trump a redonné sa priorité à une Amérique oubliée, coincée entre les scintillements de New York et les promesses de la Silicon Valley.
vais gré d’ailleurs, la France et le Royaume-Uni et s’était rapidement retiré. Trump n’y met pas les formes mais reste dans la même logique. Un président démocrate paiera sans doute les Européens de mots pour les rassurer, mais on peut douter qu’il aille au-delà. Non que la Russie ait soudain carte blanche pour envahir les États baltes, mais il ne faudra pas attendre que les ÉtatsUnis se préoccupent de la sécurité de la périphérie européenne – de l’Ukraine au Sahel – si elle ne les concerne pas directement. Les échecs irakien et afghan leur ont servi de leçon. Aux Européens d’en tirer les conséquences, comme le leur demande Emmanuel Macron – en vain jusqu’ici.
Pression. Trump, c’est souvent l’enfant du conte d’Andersen qui dit que l’empereur est nu. C’est ce qu’il a fait envers la Chine en dénonçant les pratiques de ce pays dans les relations internationales. On le chuchotait partout depuis longtemps, mais on n’osait pas en tirer les conséquences. Il l’a fait, à sa manière – qui est brouillonne mais non sans efficacité. Au-delà de l’épreuve de force sur les échanges commerciaux bilatéraux, les États-Unis se mettent en ordre de bataille pour une confrontation globale de long terme avec le seul pays qu’ils considèrent comme leur rival. Comme j’ai pu moi-même le constater, l’administration bénéficie là d’un large consensus dans les communautés du renseignement mais aussi des affaires et chez les démocrates eux-mêmes, qui concèdent parfois qu’Obama aurait dû réagir aux agissements chinois. Le seul débat porte sur la méthode, mais, quel qu’il soit, le prochain président ne reviendra pas aux errements du passé, il maintiendra la pression sur la Chine.
Enfin, le dernier enseignement de la présidence Trump et qui lui survivra, c’est l’affirmation de la puissance américaine, non seulement militaire, portée par un budget record, mais peut-être encore plus économique et financière. Paradoxalement, la crise de 2008, née aux États-Unis, a renforcé leur domination du système financier et économique mondial. Aucune économie ne peut survivre si elle est coupée de l’accès à la liquidité en dollars ; aucune entreprise ne le peut si elle est exclue du marché américain. Les sanctions contre l’Iran en sont une démonstration grandeur nature. Les entreprises européennes, sommées de choisir entre marché iranien et marché américain, n’ont pas hésité une minute, et l’UE en a été réduite à des gesticulations qui n’ont trompé personne. On peut évoquer la promotion d’une monnaie concurrente du dollar ; on peut menacer de contre-sanctions… Mais ni la Chine, ni la Russie, ni l’UE ne s’y risquent, et, en tout état de cause, elles n’y parviendraient pas avant longtemps. Rien ne peut compenser aujourd’hui l’accès au marché américain et aux liquidités de New York. Trump a prouvé que les ÉtatsUnis pouvaient étrangler un pays sans tirer un coup de feu, c’est-àdire conduire une guerre sans risque. Voilà une révélation que n’oublieront pas ses successeurs.
En politique comme en physique, toute action suscite une réaction, surtout lorsqu’elle a été aussi brutale que la politique suivie par Trump. Parions donc qu’en 2021 ou en 2025 un président américain mettra de l’eau dans le vin aigre qu’il nous a servi. Mais il ne reviendra pas sur la réalité d’une Amérique qui, assurée de son pouvoir, sera prête à participer à la rivalité entre grandes puissances sur la base de la défense de ses intérêts et d’eux seuls ; une Amérique à la fois plus modeste dans ses ambitions et plus brutale dans leur promotion ; une Amérique plus nationaliste et moins universaliste
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Trump, c’est souvent l’enfant du conte d’Andersen qui dit que l’empereur est nu.